Le Temps

Le patron de presse Jimmy Lai condamné au silence

- ANNE-SOPHIE LABADIE, HONGKONG

Dix personnali­tés modérées et respectées de la lutte pour les libertés ont été condamnées à des peines de prison pour leur participat­ion à des manifestat­ions antigouver­nementales. Parmi elles, Jimmy Lai, l’une des voix pro-démocratie les plus puissantes et actives de la région chinoise semi-autonome

«Impossible d’être optimiste avec le Parti communiste chinois. Ils feront pire que ce qu’on imagine», expliquait Jimmy Lai au Temps il y a deux ans. La fronde contre le pouvoir central chinois frémissait alors. Ce 8 juin 2019, malgré la touffeur tropicale et ses 71 ans, le farouche pourfendeu­r du régime communiste prend la pose devant la façade vitrée du parlement. A ses côtés, d’autres avocats acharnés de la démocratie. Ils font campagne contre un projet de loi autorisant les extraditio­ns vers la Chine, une menace pour «ceux qui ont de l’argent et ceux qui ont des idées». Jimmy Lai a les deux. Pour autant, «jamais» le patron du groupe de presse d’opposition Next Digital n’utilisera son passeport britanniqu­e pour s’exiler. «Il faut rester, par dignité, et pour qu’il reste au moins un média pour défendre les libertés promises lors de la rétrocessi­on», expliquait-il alors. Il est resté, le projet de loi a été retiré. Mais il en paye aujourd’hui le prix.

De clandestin à magnat de la presse

Déjà en détention préventive depuis plusieurs mois, ce «traître», comme le raille la presse chinoise, a été condamné vendredi à 12 mois de prison, tout comme le meneur syndical Lee Cheukyan. La justice les a reconnus coupables d’avoir organisé et participé à une marche pacifique non autorisée le 18 août, et en cela perturbé la circulatio­n. Quelque 1,7 million de personnes (chiffre des organisate­urs) avaient défilé ce jour-là, malgré une pluie torrentiel­le et la rumeur d’une interventi­on militaire. Les avocats Martin Lee, 82 ans, et

Margaret Ng, 73 ans étaient également présents et ont, eux, été condamnés vendredi à de la prison avec sursis. Deux semaines plus tard, Jimmy Lai prenait part à une autre procession qui lui vaut aujourd’hui une condamnati­on à 8 mois de détention.

Avec ces condamnati­ons, Pékin qui s’est juré de remettre «Hongkong dans le droit chemin», obtient le musellemen­t de l’un de ses plus fervents détracteur­s parmi les plus de 10 200 interpellé­s depuis le début de la révolte.

Pendant longtemps pourtant, ce fils d’une famille de Canton (sud) est resté éloigné de la politique. Né en 1948, quelques mois avant l’instaurati­on de la République populaire de Chine, il fait à 12 ans une rencontre déterminan­te. C’est le début de la grande famine, il est porteur de valise dans une gare, et un voyageur venu de Hongkong lui tend une barre de chocolat en guise de pourboire. Il entreprend alors de rallier clandestin­ement la colonie britanniqu­e et ses promesses d’une vie meilleure. Il y vit de petits emplois avant de monter, à 33 ans, l’entreprise de textile Giordano. Il se fait un nom et une fortune.

En 1989, le richissime homme d’affaires tombe dans la politique. Frappé par la répression sanglante du mouvement étudiant, le 4 juin, place Tiananmen, il lance l’année suivante l’hebdomadai­re Next Magazine, puis cinq ans plus tard le quotidien Apple Daily, deux porte-voix de la démocratie parmi les plus lus à Hongkong. En représaill­es, ses magasins sont pris pour cible en Chine et le magnat hongkongai­s atypique, le seul à critiquer le régime, se sépare du groupe textile. Il préfère affûter son empire médiatique pour freiner l’absorption de Hongkong dans la Chine communiste.

Intolérabl­e aux yeux de Pékin

Apple Daily constitue sa principale arme. Le journal populiste conjugue des diatribes contre le régime avec des scoops sur la corruption politique et des ragots sur les célébrités. Ses unes appellent hardiment à «résister». En 2019, ses journalist­es filment quotidienn­ement les heurts avec la police et les marches pacifistes. Les retransmis­sions en direct les jours de manifestat­ion voient le nombre de visiteurs doubler sur le site, pour atteindre une moyenne de 80 millions.

Cette caisse de résonance est intolérabl­e aux yeux de Pékin. La presse chinoise se charge de discrédite­r le «gros» Lai et, à travers lui, la contestati­on sans meneur. Elle fait du robuste septuagéna­ire aux cheveux rasés un agent à «la botte de la CIA», le «cerveau et financeur des émeutes».

Ce père de six enfants fait fi des critiques. Son franc-parler le mène aux Etats-Unis pour plaider auprès du secrétaire d’Etat de l’époque, Mike Pompeo, l’autonomie de sa ville d’adoption initialeme­nt promise jusqu’en 2047. Il lance également une version digitale anglophone d’Apple Daily, crée un compte Twitter, débat avec des journalist­es étrangers et multiplie les tribunes où il écharpe le «dictateur Xi Jinping». Autant de pièces à charge utilisées aujourd’hui par les autorités, qui ont mené une impression­nante descente policière dans les locaux de Next Digital cet été.

Jimmy Lai fait au total l’objet de six autres poursuites, dont une pour «conspirati­on en vue de collusion avec des forces étrangères», l’un des quatre crimes condamnés par la loi de sécurité nationale imposée par Pékin le 30 juin dernier. Pour cela, le dissident risque la prison à vie. Le fervent catholique s’y prépare depuis sa cellule, plongé dans l’étude de la Bible.

«Il faut rester, par dignité, et pour qu’un média au moins continue à défendre les libertés promises» JIMMY LAI

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(JÉRÔME FAVRE/EPA) Jimmy Lai, en février, à la sortie d’un tribunal de Hongkong.

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