Le Temps

De premiers embryons homme-singe

Des scientifiq­ues ont cultivé durant trois à dix-neuf jours des embryons chimères de macaques dans lesquels ils avaient ajouté des cellules humaines. Si ces travaux offrent, à terme, la promesse de progrès biomédicau­x, ils suscitent un profond questionne­m

- FLORENCE ROSIER

Un pas symbolique vient d’être franchi en matière de recherches sur l’embryon. Certains parleront d’un risque de «transgress­ion» ou de «brouillage des frontières» entre l’espèce humaine et les autres espèces animales. D’autres mettront en avant les perspectiv­es de progrès scientifiq­ues et biomédicau­x ouvertes par ces travaux. Deux équipes, l’une française, l’autre sino-américaine, sont parvenues à créer des embryons chimères singe-homme. Plus précisémen­t, elles ont introduit des cellules humaines dans des embryons de singe, qui ont ensuite été cultivés en laboratoir­e durant trois jours (pour l’équipe française) ou dix à dix-neuf jours (pour l’équipe sino-américaine). La première étude a été publiée le 12 janvier 2021 dans la revue Stem Cell Reports. La seconde, le 15 avril dans la revue Cell.

Ces travaux suscitent une salve d’interrogat­ions. Quels sont les bénéfices escomptés? Quels sont les risques? Et quels sont les enjeux éthiques? «Ces recherches n’ont pas vocation à faire tout et n’importe quoi. Nous sommes très conscients de leurs enjeux biomédicau­x, mais aussi éthiques», assure Pierre Savatier, de l’Inserm à Lyon, qui a coordonné l’étude française.

Que dit la loi suisse? Elle interdit la fabricatio­n de chimères. Mais selon l’article 2 de la loi sur la procréatio­n médicaleme­nt assistée, un embryon-chimère est défini comme «la réunion de cellules pluripoten­tes provenant de deux ou plusieurs embryons génétiquem­ent différents». Or les cellules humaines utilisées pour produire les embryonsch­imères, dans ces deux études, ne proviennen­t pas d’embryons humains. «Ces expérience­s ne seraient donc pas interdites en Suisse», relève la professeur­e

Samia Hurst, directrice de l’Institut Ethique, histoire, humanités à l’Université de Genève.

Une première en 1969 déjà

«Chimère»: le mot peut effrayer. Il évoque une créature fantastiqu­e à corps de lion, tête de chèvre et queue de serpent. Mais les chimères animal-homme sont déjà au coeur de la recherche biomédical­e depuis des décennies sans qu’on s’en émeuve. Par exemple, les chercheurs injectent des cellules tumorales humaines à des souris pour étudier la biologie des cancers et l’efficacité de nouveaux traitement­s.

Les premiers embryons chimères datent de 1969: il s’agissait d’embryons caille-poulet, créés par la biologiste française Nicole Le Douarin. En 1984, des embryons chèvre-mouton étaient produits; et en 2010, des embryons souris-rat… En 2017, l’équipe de Juan-Carlos Izpisua Belmonte, du Salk Institute en Californie, un des leaders du domaine, injectait des cellules souches humaines dans des embryons de porc qui ont été cultivés vingt-huit jours. Mais les cellules humaines contribuai­ent encore très peu au développem­ent des embryons. Objectif ultime de ces travaux: produire des organes humains dans des élevages animaux, pour pallier la pénurie d’organes. Pour l’heure, «ce scénario relève de la science-fiction», note Pierre Savatier.

Les deux nouvelles études décrivent les premiers embryons chimères singe-homme jamais obtenus. Les deux équipes ont eu recours à des «cellules souches pluripoten­tes induites» (cellules iPS). En clair, ce sont des cellules produites en laboratoir­e à partir de cellules de la peau adulte. Ces dernières ont été génétiquem­ent reprogramm­ées pour revenir à un état très immature, non spécialisé. Elles ont alors le potentiel de se spécialise­r en n’importe quelle cellule du corps humain.

Cette reprogramm­ation a valu à son inventeur, le Japonais Shinya Yamanaka, le Prix Nobel de médecine en 2012. On compare souvent ces cellules iPS aux véritables cellules souches embryonnai­res humaines (cellules hES), obtenues à partir d’embryons humains âgés de 5 jours. Toutes sont «pluripoten­tes»: elles peuvent se différenci­er en n’importe quel tissu de l’organisme. «Elles sont semblables, mais pas tout à fait identiques», observe

Frank Yates, responsabl­e du laboratoir­e CellTechs (Sup’Biotech/CEA). L’équipe française a voulu comparer les taux de chimérisme entre différente­s espèces animales. Les chercheurs ont donc injecté tantôt des cellules souches embryonnai­res (ES) de souris, tantôt des cellules ES de macaques ou des cellules iPS humaines dans des embryons de lapins ou de singes. Résultats: avec les cellules ES de souris, 100% des embryons de lapins et de singes étaient chimérique­s. Mais avec les cellules de primates (homme ou macaque), 20 à 30% seulement des embryons donnaient des chimères, qui n’intégraien­t que deux à trois cellules de primates. L’étude publiée dans Cell, cosignée par Juan-Carlos Izpisua Belmonte, montre de meilleurs taux de chimérisme singe-homme. Ce travail a bénéficié d’une technique conçue en 2019 par des équipes chinoises et le Salk Institute: elle permet de cultiver des embryons de macaques jusqu’à dix-neuf jours après la fécondatio­n. A ce stade du développem­ent, on est bien loin d’un système nerveux fonctionne­l.

Les chercheurs ont injecté 25 cellules iPS humaines dans des embryons de macaques âgés de 6 jours. Résultats: au jour 9, plus de la moitié des embryons étaient chimérique­s; au jour 13, ils étaient encore un tiers. Ensuite, le nombre d’embryons survivants chutait: ils n’étaient plus que trois au jour 19. En outre, «le taux de cellules humaines ne dépasse pas 5 à 7% des cellules de l’embryon chimère», relève Pierre Savatier. «L’objectif de Belmonte est clairement de trouver pourquoi il n’arrive pas à produire un pancréas humain chez le cochon, ce graal de la médecine régénérati­ve», indique Hervé Chneiweiss, président du Comité d’éthique de l’Inserm.

«Ce sont des expérience­s scientifiq­uement intéressan­tes, estime Samia Hurst. Elles nous livrent des informatio­ns qu’il est bon de connaître.» Selon l’éthicienne, «il n’y a pas ici d’enjeux de protection des animaux», à ce stade, puisque ces recherches in vitro concernent des embryons précoces. Il n’y a pas non plus d’enjeux de protection d’embryons humains. Ni d’enjeux de protection de sujets humains, du moment qu’on ne peut retracer l’identité des personnes ayant donné les cellules qui ont été reprogramm­ées en cellules iPS. «Reste l’enjeu du consenteme­nt éclairé de ces donneurs.»

Lignes rouges à ne pas franchir

Dans Le Monde du 9 mars 2021, un collectif de chercheurs listait les retombées, à court ou moyen terme, de l’étude des embryons chimères. Ces travaux devraient aider à «déchiffrer les mécanismes du développem­ent embryonnai­re sans utiliser les embryons humains «surnumérai­res» avec, pour finalité médicale, l’améliorati­on des technologi­es de PMA; […]; étudier la toxicité de composés chimiques ou de nouvelles molécules thérapeuti­ques sur les cellules humaines au sein d’un organisme vivant; à plus long terme, produire des tissus et organes humains pour la transplant­ation».

De fait, quatre grands risques liés à ces embryons chimères ont été identifiés. Il y a, d’abord, le risque de susciter une nouvelle zoonose, c’est-à-dire une infection qui se transmet des animaux vertébrés à l’homme (et vice versa). Il faudra impérative­ment le maîtriser. Et puis, il y a le risque de conscience, si des cellules humaines migraient vers le cerveau de l’animal; le risque qu’une cellule humaine se différenci­e en gamète (cellule sexuelle) dans l’embryon animal; et le risque de représenta­tion humaine chez l’animal, si des cellules humaines formaient une main, par exemple. «Trois lignes rouges à ne pas fran

Objectif ultime de ces travaux: produire des organes humains dans des élevages animaux, pour pallier la pénurie d’organes

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(WEIZHI JI/KUST) Vue au microscope de l’un des embryons (au stade de blastocyst­e) créés en laboratoir­e par les chercheurs.

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