ROUSSEAU EN SA DEMEURE
Après 23 mois de travaux, la Maison de Rousseau et de la littérature rouvre ses portes à Genève. Outre de futurs auteurs en résidence, elle accueille une exposition sur l'écrivain.
Métamorphosée, la Maison de Rousseau et de la littérature rouvrira ses portes ce mercredi à Genève.
Elle promet d'être un haut lieu de débat, de création et d'intelligence partagée. Elle offre aussi un parcours ailé dans la pensée rousseauiste
◗ Quelle rêverie aurait tirée Jean-Jacques Rousseau de cette visite-là, dans cette bâtisse où il a vu le jour à Genève? Il aurait poussé la porte du 40, GrandRue, qui ne s’appelait pas ainsi à sa naissance en 1712, se serait étonné de tomber sur un bar coquet, se serait réjoui de découvrir ses oeuvres dans un drôle de format, en français, certes, mais aussi dans des langues inconnues. Il aurait demandé le nom de cet immeuble au cachet austère, mais baigné d’une clarté nouvelle. On lui aurait répondu «Maison Rousseau de la littérature» (MRL) et on aurait ajouté qu’elle serait ouverte au public le 21 avril. Il en aurait rougi d’aise. Et peut-être même d’orgueil.
A ce revenant, qui ne s’est jamais éclipsé, on pense un instant tandis que Manuel Tornare, ancien maire de Genève et président du Conseil de fondation de la MLR, joue avec bagou les patrons d’auberge. Cette maison dédiée à la littérature et à l’auteur de Julieou la Nouvelle
Héloïse est la première du genre en Suisse romande, souligne-t-il. C’est aussi le rêve réalisé de l’écrivaine genevoise Sylviane Dupuis, du poète et professeur d’université Martin Rueff et de Guillaume Chenevière, cet encyclopédiste joyeux qui jardine dans toutes les allées du savoir.
Matinée de délivrance, donc, mardi passé, devant une poignée de journalistes, malgré le Covid-19. Après vingt-trois mois de travaux, pour un coût de 6 millions financés par des privés, deux ans donc de transformation sous la conduite de l’architecte Tiziano Borghini, ce grand corps de pierre se découvre une fluidité qu’il n’avait pas, mieux, une agilité qu’on ne lui soupçonne pas de l’extérieur. Sa réussite architecturale? Transformer la verticalité étroite du bâtiment en atout, avec une cage d’escalier et un ascenseur qui invitent à déchiffrer, à même la molasse, la mémoire des lieux.
BOHÈME RAISONNÉE
Vous vous sentez rousseauiste, c’est-à-dire marcheur? On prend l’escalier, sur les pas de Sylviane Dupuis et de France Lombard, membre du conseil de fondation de l’institution, qui a veillé sur la restauration de cette future volière. On vole ainsi vers les sommets. Il vaut la peine de s’y poser. Dans les combles, un duplex vous attend avec canapé en cuir, écritoire et, à l’étage, une alcôve artiste. C’est une bohème raisonnée. Deux autres studios vous font de l’oeil.
Libertinage? Non. Volupté de l’imagination et tango des claviers. Ces perchoirs accueilleront des écrivains suisses ou étrangers – dont des exilés politiques – en résidence pour qu’ils puissent travailler en jouissant du vertige d’Angelo, héros du Hussard
sur le toit de Jean Giono. Ouvrez la lucarne: d’un faîte à l’autre, la Vieille-Ville se prend pour un funambule. On s’est échappé un instant. Mais voici qu’on pénètre une autre scène, une salle de conférence, avec ses rangées de chaises – 80 – comme au concert. On est descendu d’un niveau et on a failli ne pas voir la floraison des murs, fleurs encre sur fond blanc, oeuvre de l’artiste Eva Le Roi. L’herbier de Jean-Jacques en pétales choisis. D’ailleurs, c’est son étage. Et c’est une merveille de fugue dans les clairières de sa pensée – lire ci-dessous.
«Marcher, rêver, lire»: l’architecte Tiziano Borghini a formulé ainsi sa feuille de route. «Nous voulons que cette maison s’adresse à tous, s’enthousiasme Sylviane Dupuis. Qu’elle soit le foyer d’une création, mais aussi de débats nourris par les auteurs. La littérature, c’est de l’esprit, de l’imagination, de l’introspection. Cet endroit représentera toutes ces dimensions. Nous travaillerons avec les écoles genevoises et nous nouerons des liens privilégiés avec d’autres maisons de même nature, dans toute la francophonie.»
Un repaire qui serait une rose des vents, au fond, et qui permettrait de réfléchir aux courants porteurs. C’est ce qu’elle était déjà, grâce à l’équipe en place. Des écrivains ont l’habitude d’y rencontrer leurs aficionados. Des comédiennes et comédiens y portent haut la parole des poètes. La MLR propose d’ailleurs des podcasts pour ne pas perdre le fil en période de confinement – dont un hommage à Philippe Jaccottet, dès la semaine prochaine avec José-Flore Tappy. Mais tout cela sera amplifié, étendu, promet Sylviane Dupuis.
CHAMP MAGNÉTIQUE LIVRESQUE
De retour sur le pavé, on se fait terrien. De telles ambitions ne supposent-elles pas des moyens substantiels? La MLR compte sur une aide du canton depuis 2017, 466 000 francs en 2020. «Il a fallu convaincre les députés du Grand Conseil, ce n’était pas acquis d’avance, rappelle Manuel Tornare. Mais ce n’est pas suffisant. Il faudra faire appel à des privés pour monter les projets.»
Quelle rêverie aurait donc inspirée à Jean-Jacques la devanture de sa maison? Il aurait savouré son beau voisinage, la dynamique Société de lecture à 300 mètres, la Bibliothèque de la Cité en contrebas, la librairie Payot dans le même axe. Un champ magnétique pour les fugueurs. Il aurait songé aussi que les temps avaient changé, lui qui n’a jamais pardonné à ses concitoyens d’avoir condamné et brûlé en 1762 Emile et Du contrat social.
Il aurait fini bien sûr par pousser la porte. Il se serait aventuré dans les escaliers. Et il aurait été frappé par la transparence du jour.
«Apporter de la lumière dans cette bâtisse sombre était l’un des enjeux de sa restauration», souffle France Lombard. «Plus on monte, plus la lumière vous saisit, c’est tout un symbole pour le philosophe des Lumières», renchérit Eva Cousido, programmatrice de la maison. La rêverie est une ascension. La liberté en est le butin.
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Maison de Rousseau et de la littérature, 40, Grand-Rue, Genève, rens.:m-r-l.ch