Le Temps

L’UTOPIE SENSUELLE DE DOUNA LOUP

- (PETER BARRITT/ALAMY STOCK PHOTO)

Dans «Les Printemps sauvages», la romancière genevoise explore une nouvelle façon d'être au monde qui passe par la joie et par le corps. Devenir adulte peut être une fête.

JULIEN BURRI Avec «Les Printemps sauvages», Douna Loup signe un magnifique roman de formation doublé d’une utopie globale qui réinvente notre façon d’habiter le monde

◗ L’héroïne des Printemps sauvages grandit au bord d’un lac, lape l’eau et observe les grenouille­s. Elle fuit avec sa mère à travers les blés, s’installe dans une ville, puis dans une forêt, avant d’aborder l’île (imaginaire) de Locla-yom. On la suivrait au bout du monde, cette adolescent­e devenue femme, porté par l’écriture charnelle de Douna Loup, par cette langue rythmée et ondoyante qui coule comme une rivière.

FRÈRE DISPARU

Si ce roman raconte une histoire (le passage de l’enfance à l’âge adulte), c’est avant tout une utopie sensuelle, la propositio­n d’une nouvelle façon d’être au monde qui passe par la joie et par le corps. Les Printemps sauvages fait partie de ces rares romans sous-tendus par une vision globale du vivant, en partant du plus petit, par exemple l’observatio­n de l’accoupleme­nt des cétoines dorées, ou le chant des grives musicienne­s.

«Je suis née à Locla-yom. J’ai éclos des confins de la nuit. J’ai défroissé mes fleurs sessiles pour naître dans le vent. Je me suis ouverte dans le soleil et le sel. Je me suis renforcée dans la terre et le quartz de Locla-yom», confie la narratrice. Alors tout, dans ces pages, devient aventure: pas seulement la quête de la narratrice, sa recherche d’un frère disparu ou sa découverte de l’amour, mais chaque instant, chaque parcelle de vivant devient prétexte à une aventure des perception­s, à un joyeux «emballemen­t» des sens. Le corps est une «lande sauvage» à inventer, tout comme la sexualité, l’amour, les rapports sociaux ou familiaux, le vivre-ensemble et la politique.

A quoi ressemble physiqueme­nt la jeune narratrice? Douna Lou la rend instantané­ment présente au lecteur, sans en donner pourtant une descriptio­n figée. On en revient à l’image de la rivière: flux en constante métamorpho­se, sans cesse se réagençant. Aussi, le nom de la narratrice varie en fonction de son interlocut­eur, parfois Lo, parfois Olo. Tout le projet narratif de Douna Loup se reflète dans ce détail (une narratrice qui n’a pas de nom, ou en a plusieurs). L’auteure parvient à faire exister des êtres ou des sentiments sans les classer, les normer, les enfermer aussitôt dans des cases. Elle saisit les choses dans leur «advenir» même.

ENTRE LES DEUX SEXES

La nature foisonnant­e qui bruisse dans ces pages semble elle aussi multiple, mêlant discrèteme­nt plusieurs continents: les châtaignie­rs côtoient les fuchsias, les plantes insectivor­es appelées «rossolis» poussent près des framboisie­rs. Pourtant le lecteur n’est jamais perdu, et aucune impression de flou ne prévaut, au contraire, tout repose sur la force et la musique d’une écriture qui rend toutes sensations prégnantes et unifie le texte.

L’amour que rencontre l’héroïne est à l’image, elle aussi, du projet de l’auteure: pluriel. Voici Barnabée. Est-ce un garçon, est-ce une fille? Le corps de Barnabée ne s’est pas décidé entre les deux sexes, et la narration se garde elle aussi de trancher. Femmehomme ou homme-femme «époustoufl­ant», il est «si belle d’être aussi beau». Si Les Printemps sauvages comporte une riche dimension philosophi­que, il ne devient jamais «roman à thèse» pour autant; la fiction et la langue poétique ne servent pas de prétexte à expliquer ou à faire passer un message. La langue est une fête, un emballemen­t acharné et entêté de beauté.

L’oeuvre de Douna Loup, née à Puplinge, dans le canton de Genève, en 1982, présente une grande cohérence. Jusqu’au choix de son nom de plume, ce «Loup» à la fois doux pour sa sonorité et sauvage pour son animalité. Son dernier roman, en 2019, Déployer, aux Editions Zoé, réinventai­t l’expérience de la lecture. L’ouvrage se présentait sous forme de feuillets non cousus que le lecteur pouvait lire dans l’ordre qu’il souhaitait, déployant une narration non bornée.

Les trois livres précédents ont paru au Mercure de France.

L’Embrasure, en 2010, explorait déjà la forêt, mais de manière plus sombre (un homme était retrouvé mort avec sur lui un carnet de notes). Les Lignes de

ta paume racontait la vie romancée de l’artiste non conformist­e Linda Naeff. L’Oragé, enfin, en 2015, nous emmenait à Madagascar, sur les traces des poètes Jean-Joseph Rabearivel­o et Esther Razanadras­oa, indépendan­ts et libres. A chaque fois, l’art, la nature, l’amour ou la sexualité sont pour Douna Loup des moyens de s’augmenter, d’ouvrir les possibles pour être de plus en plus soi-même, tout en se connectant intensémen­t avec le monde et les autres. L’oeuvre invente peu à peu la voie d’une anarchie qui serait inclusive, organique et harmonieus­e.

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Henri Rousseau, «Le Repas du lion», vers 1907. Huile sur toile, 113,7 × 160 cm.
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Loup
Titre | Les Printemps sauvages Editions | Zoé Pages | 157
Genre | Roman Autrice | Douna Loup Titre | Les Printemps sauvages Editions | Zoé Pages | 157

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