«THEM», L’HORREUR A UNE COULEUR
En racontant l'enfer d'une famille afroaméricaine dans un quartier blanc en 1953, la nouvelle série horrifique d'Amazon Prime s'inscrit dans la lignée de ces films qui font du racisme le monstre
Un nouveau départ: c’est ce qu’est venue chercher, pleine d’espoir, la famille Emory à East Compton, quartier propret de Los Angeles. Sauf que les parents et leurs deux filles sont Noirs américains, et qu’ils vivent en 1953: autant dire que Compton ne leur réserve pas le plus chaleureux des accueils. Imaginez, plantées sur leurs gazons trop verts taillés comme des moquettes, quatre housewives toisant les nouveaux arrivants d’un air patibulaire. Meute d’hydres blanches permanentées.
Nouvelle série horrifique d’Amazon Prime, Them plante tout de suite le contexte. Celui de la Grande Migration, ce mouvement qui a vu, entre 1910 et 1970, 6 millions d’Afro-Américains fuir les régions rurales du Sud pour celles du Nord-Est ou du Midwest, laissant derrière elles la cruauté des lois Jim Crow. Et, pour les Emory, ce qu’on devine comme étant un drame familial particulièrement macabre. Chose rare alors, Henry (Ashley Thomas), père et vétéran de la Deuxième Guerre, a obtenu un poste d’ingénieur en Californie. De quoi s’offrir un joli pavillon de banlieue tout en papier peint chargé et formica rutilant.
Bien assez tôt, le rêve américain tourne au cauchemar. Dans la maison, quelque chose rôde. Le chien aboie inexplicablement devant la porte de la cave (forcément); la cadette, Gracie, a une amie imaginaire dont la présence semble tourmenter la mère, Lucky (Deborah Ayorinde). Mais ce mal surnaturel reste moins inquiétant que celui qui menace à l’extérieur. Tout Compton semble vouloir chasser ses nouveaux voisins, tache colorée dans ce bastion blanc neige. Machiavélique derrière son sourire de Barbie, Betty, nourrie par ses propres démons, chapeaute les opérations – agressions verbales, empoisonnement, poupées pendues sur la véranda… D’abord déterminée à ne pas se laisser intimider, la famille Emory perd pied.
LE RACISME, CE MONSTRE
Le miroir que brandit la série est redoutable. Les fantômes qui hantent les personnages, et qui permettent les occasionnels sursauts d’usage, reflètent avant tout leurs traumatismes dans un pays gangrené par le racisme. Au point où, grand classique du genre, la frontière entre réalité et psychose se brouille. «S’il y a bien sûr une composante surnaturelle dans l’histoire, cette chose maléfique est profondément ancrée dans l’état mental et émotionnel des personnages», confirmait le réalisateur, Little Marvin, au New York Times.
Les vrais monstres ici, ce sont les discriminations. Celles qui empêchaient les familles noires d’acquérir certaines propriétés, la clause «aucune personne au sang nègre» figurant en bas de page des contrats de bail. Celles qui autorisaient les patrons, comme celui de Henry, à malmener leurs employés noirs derrière leur apparente bienveillance. Ou qui voyaient des élèves, comme les camarades de Gracie, imiter le cri du singe en classe sans craindre une réprimande. Des scènes qui s’étirent (trop?) jusqu’à en devenir insupportables. C’est le but.
Them s’inscrit dans une lignée de fictions qui, ces cinq dernières années, se sont emparées du racisme sous le prisme horrifique. On pense évidemment aux productions de l’acteur et réalisateur new-yorkais Jordan Peele. En 2017, il faisait sensation avec Get Out, ou la visite d’un jeune photographe noir dans sa belle-famille blanche faussement tolérante – qui tourne mal. Puis avec Us (2019), l’histoire d’une famille afro-américaine en vacances qui rencontre ses doppelgängers sanguinaires.
SOUS-TEXTE SUBTIL
Satires sociopolitiques au sous-texte subtil (plus que leurs pulsions gores), ces films ont été salués par la critique, Get Out remportant même un Oscar – récompense rare pour le genre. Sur sa lancée, Jordan Peele coproduisait l’an dernier Lovecraft Country, série HBO mêlant elle aussi puissances malfaisantes et suprémacisme blanc, et ce quelques mois avant la sortie d’Antebellum, thriller d’épouvante avec Janelle Monae dans le rôle d’une autrice devenue esclave dans une réalité parallèle.
Des extraterrestres comme figures de l’Autre au zombie incarnant la surconsommation, l’horreur a toujours commenté son époque. Alors que la lutte pour l’égalité raciale, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, est au coeur de l’actualité, en voit-on un écho en fiction? «Ces productions sont certainement devenues
mainstream, en grande partie grâce à Jordan Peele, mais les personnes noires figurent dans les films d’horreur depuis des décennies», souligne la Dre Robin Means Coleman, professeure à l’Université Northwestern de Chicago et autrice du livre Horror Noire, A History of
Black Horror (2011).
MOURIR EN PREMIER
Où elles n’ont pas toujours trouvé leur place. Rôles mineurs ou caricaturaux, les personnages noirs ont longtemps servi d’alibi aux héros blancs, leur dispensant des connaissances magiques ou se sacrifiant pour qu’ils aient la vie sauve. Dans les années 1970, on voit pourtant apparaître, en marge du mouvement pour les droits civils, un faisceau de films s’emparant du racisme, rappelle Robin Means Coleman – voire revisitant les classiques pour une audience afro-américaine comme Blacula (1972), Dr. Black & Mr. Hyde (1976)… Mais la décennie suivante reléguera vite les figures noires au rang de ceux qui meurent en premier.
Get Out ou Them sonnent le retour en force de récits qui mettent «l’histoire, la culture et l’expérience noires au centre, nés de la tête d’un réalisateur ou d’une réalisatrice noirs», note Robin Means Coleman. Un médium nécessaire, car «l’horreur est à la fois directe, téméraire, sans entraves ni grandes attentes, ce qui la rend plus puissante. Elle permet aussi de s’identifier au monstre ou aux victimes.»
En l’occurrence, des voix reprochent à Them d’exploiter ad nauseam la souffrance de ses personnages, pris dans une spirale infernale de haine et de violence. «Avec toutes les images dans les médias, de violence policière notamment, je comprends qu’il y ait une fatigue pour le public noir, répond Robin Means Coleman. Mais pour le reste de l’Amérique, c’est important qu’ils voient ça. Parce qu’ils n’ont toujours pas compris.»
Ces fantômes qui hantent les personnages reflètent leurs traumatismes