Le Temps

Sociologie­minute des terrasses de café

- LISBETH KOUTCHOUMO­FF ARMAN @LKoutchoum­off

A la faveur de cette pandémie, un nouveau service public est né. On frise même le nouveau droit humain. Mercredi, quand le Conseil fédéral s’est exprimé, une onde de soulagemen­t, d’incrédulit­é émue, d’euphorie presque, a parcouru le pays. Je veux parler bien sûr de l’annonce de l’ouverture des terrasses le 19 avril. On a bien compris, à entendre les réactions des restaurate­urs et des cafetiers, que la mesure s’adressait en premier lieu au public, histoire de détendre l’atmosphère et de rendre l’attente du vaccin moins pénible. Qui dit service public dit financemen­t public. On est persuadé que la Confédérat­ion sera à la hauteur de l’enjeu.

En parlant de terrasses, un épisode infime m’a marquée de façon indélébile. J’étais à Paris avec une amie et sa mère pragoise, en visite. Nous traversion­s à pied la place de la Bastille en zigzaguant à travers les tables des cafés. Je vous parle des lointaines années 2000 ou de la toute fin des années 1990. Le concept de base de tout café parisien qui se respecte est simple et immuable: faire de l’accessoire le principal. La terrasse est l’épicentre, le coeur battant du lieu. Au point que l’on en oublie presque qu’un comptoir avec des percolateu­rs ultrabruya­nts se tient tapi là-bas, loin, très loin, par-delà l’océan de tables et de chaises, alignées comme au spectacle.

Je pense qu’à un moment donné, l’idée de s’asseoir pour prendre un verre s’est imposée à mon amie et à moi. Et c’est-là que sa mère a dit, l’air de rien: «Mais que font tous ces gens? Ils n’ont pas de travail?» Une faille sismique large comme celle de San Andreas en Californie s’est ouverte sous mes pieds. Je me suis concentrée très fort sur mon Perrier-citron pour laisser passer le malaise. Et je n’ai rien répondu, d’ailleurs elle n’attendait pas de réponse.

Mais depuis, je me suis rarement assise à une table en terrasse, en particulie­r celle que l’on attend longtemps parce qu’elle est juste à l’ombre comme il faut, c’est-à-dire mouchetée de soleil, sans lui répondre mentalemen­t. J’aligne même les arguments, tandis que je souris à la serveuse que je connais depuis des années. Et devant mon renversé (fleuron hautement sentimenta­l de l’art du café helvétique), je peaufine ma plaidoirie.

Tout d’abord, «prendre un café», en terrasse ou à l’intérieur, on ne va pas chipoter, n’a rien d’oisif. C’est même tout l’inverse. Les écrivains l’ont compris depuis la nuit des temps, et même avant. Combien de romans, de poèmes, de dialogues philosophi­ques, de pamphlets révolution­naires, pardi, ont été écrits dans le brouhaha d’un bistroquet? Oui, mesdames et messieurs, je vous le demande, combien?

Sas de décompress­ion, mi-public, mi-intime, le café est une zone neutre où l’on fait des pas de côté à sa guise, des sauts de chat même. On y refait le monde, ce n’est pas rien. On est tous écrivains de sa propre vie, disent les auteurs de développem­ent personnel (écrivent-ils aussi au café?) Après une pause en terrasse, l’inspiratio­n du prochain chapitre arrive, en général, comme par enchanteme­nt. Voilà pourquoi depuis des mois, nous avons tous l’impression d’être en panne sèche.

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