Le Temps

«LILAS ROUGE», LE BASCULE MENT DU MONDE PAYSAN VU DE L’INTÉRIEUR

- ISABELLE RÜF Genre | Roman Auteur | Reinhard Kaiser-Mühlecker Titre | Lilas rouge Traduction | De l’allemand par Olivier Le Lay Editions | Verdier Pages | 704

L’épopée familiale de Reinhard Kaiser-Mühlecker a été saluée par la presse germanopho­ne comme une révélation. Cette ample fresque, qu’on ne lâche pas jusqu’à la fin, place l’Autriche rurale face à l’héritage nazi

◗ De l’aube à la nuit tombée, une carriole traverse bourgs et forêts. Tirée par un cheval, elle est lourdement chargée de tout ce que les fugitifs ont pu emporter. Un homme en uniforme la mène, à l’arrière pleure une toute jeune fille. Une scène de guerre, d’exil, universell­e, intemporel­le, le début de l’épopée de la famille Goldberger, sur quatre génération­s, des années 1940 à la fin du XXe siècle.

L’auteur, Reinhard Kaiser-Mühlecker, est né en 1982 dans cette région de forêts et de montagnes, en Haute-Autriche. Fils de paysan, il a étudié l’agronomie, l’histoire et le développem­ent, longuement voyagé en Amérique latine et en Europe avant de reprendre la ferme familiale. Il n’avait pas 30 ans quand il a écrit Lilas rouge, son quatrième roman, qui parle d’un monde rural vécu de l’intérieur. Un récit épique, ample, généreux, qui prend son temps. Pour le traducteur Olivier Le Lay, «une oeuvre majeure dont la puissance saisit d’emblée, d’une grande cohérence, charnelle, sensible, incarnée. L’apparente fluidité repose sur une constructi­on savante, avec des trous dans la narration. La complexité des personnage­s est mise au jour peu à peu.»

FAUTE ORIGINELLE

Ce flux narratif est porté par une langue sobre, plus difficile à rendre que les oeuvres virtuoses dont le traducteur est spécialist­e, celles de Jelinek ou de Döblin: «Le souci du terme juste, de la précision est tel que la moindre erreur peut faire basculer dans le kitsch ou le banal. Le classicism­e de Lilas rouge n’est pas de l’académisme. Pour le traduire, j’ai relu Giono ou Ramuz.»

Trois lignes de force s’entrecrois­ent dans ces 700 pages qu’on ne lâche pas jusqu’au bout: la faute, le silence et l’héritage. La faute, c’est Goldberger qui la commet, outrepassa­nt son rôle de chef local du parti nazi. A cause d’elle, il a dû fuir la haine de la population. On ne connaîtra pas la nature exacte de cette faute, mais sans que ça ne soit jamais exprimé, on la comprend comme celle de l’Autriche tout entière. Elle pèse comme une malédictio­n biblique sur sa descendanc­e, du moins le croit-il. Espérant en voir la fin, il tient le compte des malheurs et demande le pardon jusque sur son lit de mort.

La stérilité qui frappe plusieurs de ses descendant­s est vue comme un châtiment. Elle coupe le lien entre les génération­s, met le domaine familial en danger. Dans ce monde paysan, patriarcal, le fils succède au père, qui s’en va ou entre en conflit avec lui. Ferdinand, le fils revenu de la guerre, évince le vieux Goldberger. Mais ses trois enfants n’ont pas de descendant­s. Il faut un coup de théâtre final pour que l’avenir s’ouvre à nouveau sur une quatrième génération.

Dans une ouverture magnifique, l’idiot du village tente d’alerter les habitants de Rosental de l’arrivée de Goldberger mais la parole lui manque, préfiguran­t le mutisme général. Déjà l’épouse du chef de village s’est réfugiée dans le silence, plusieurs années avant sa mort. Martha, la fille chérie, choisit aussi de se taire quand elle comprend le rôle de son père. Au village, à l’auberge, à la sortie de l’église, l’hostilité est muette.

Dans cette campagne, les femmes pleurent et se taisent. Quand les hommes sont débordés par leurs émotions, leurs rancoeurs, ils se battent, se saoulent ou explosent en violences incontrôlé­es. Si Goldberger exprime sa culpabilit­é, sa souffrance, sa rage, c’est par le cri, échappé du plus profond. Un de ses petits-fils, Paul, qui se croit exclu de la lignée par une décision paternelle, sombre dans l’alcool, la folie, le crime, comme s’il n’y avait pas de salut en dehors de ce cercle. Il connaîtra en Bolivie une fin christique, expiatoire. Son frère, Thomas, fait son possible pour main

tenir un domaine sans héritiers pendant que Ferdinand, son père, s’épuise en procès absurdes.

Lilas rouge ne se résume pas à un drame paysan. L’odeur de ces fleurs, d’un violet si sombre que Martha les voit rouges, parfume tout le livre, c’est le symbole même d’un monde perdu. La nature est puissante – de sombres forêts et des champs. La masse de la montagne, le Magdalenab­erg, bloque l’horizon. Ce microcosme connaît des moments de grâce: le rythme alterné des haches de Goldberger et de Ferdinand en train de bûcheronne­r; un repas de Pâques réconcilia­teur;

le cadeau incongru d’une robe merveilleu­se; le lent voyage à pied de Ferdinand depuis Marseille, à son retour de captivité; une partie de football.

Lilas rouge retrace le passage d’une agricultur­e archaïque à la modernité, à travers l’hybris de Ferdinand qui acquiert cash et d’un coup toutes les machines possibles, excitant l’hostilité des voisins et mettant l’exploitati­on en danger. C’est surtout l’immense capacité de résilience de Goldberger, sa façon roublarde de se refaire, d’expier par l’argent et la réussite. Et, éclairant le récit,

la belle figure maternelle d’Elisabeth, l’aubergiste qui a perdu frères et époux à la guerre, celle qui accueille Goldberger. A la fin, ouverte, reste le chant des étoiles au-dessus du Magdalenab­erg.

 ?? (ISOLDE OHLBAUM/ LAIF) ?? Reinhard Kaiser-Mühlecker n’avait pas 30 ans quand il a écrit «Lilas rouge». Depuis, il a repris la ferme familiale et cultive en parallèle ses deux passions, écriture et agricultur­e.
(ISOLDE OHLBAUM/ LAIF) Reinhard Kaiser-Mühlecker n’avait pas 30 ans quand il a écrit «Lilas rouge». Depuis, il a repris la ferme familiale et cultive en parallèle ses deux passions, écriture et agricultur­e.
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