ATTILA, REBELLE UN JOUR, REBELLE TOUJOURS
Evgueni Zamiatine met en scène le futur roi des Huns avide d’en découdre avec les Romains qui l’ont arraché aux siens. Un récit haletant où désir de révolte et désir charnel mènent le bal
◗ La bibliothèque de Dimitri exhume un nouveau joyau. Cette admirable collection des Editions Noir sur Blanc réédite des oeuvres aujourd’hui épuisées, issues du fonds éditorial de Vladimir Dimitrijevic, l’infatigable passeur des littératures de l’Est, décédé en 2011. Avec Le Fléau de Dieu, c’est un diamant brut de la littérature russe du XXe siècle qui redevient accessible au lecteur francophone.
Le Fléau de Dieu est un récit inachevé, incandescent, aux angles encore rugueux. Evgueni Zamiatine y taille dans le roc le portrait d’Attila, futur roi des Huns. Tout juste sorti de l’enfance, Attila est arraché aux siens et envoyé à Rome, où il sera otage à la cour de l’empereur, aux côtés d’autres princes vaincus. Alors qu’on tente de parfaire son instruction et d’en faire un brave Romain, le jeune Hun serre les dents, quand il n’éclate pas d’un rire sonore et insolent. Attila attend son heure et sait qu’elle viendra.
LE PIÈGE DE LA VOLUPTÉ
Evgueni Zamiatine ajoute à son récit un autre personnage, une autre impatience: celle du très sérieux Priscus, disciple d’Eusebius, venu à Rome pour observer cet Empire sur le déclin et en préparer la chronique. A son arrivée dans la capitale, le jeune historien s’égare, se détourne de son devoir, goûte à la volupté et au plaisir charnel, se retrouve pris au piège de ses propres désirs.
Les deux hommes, Attila et Priscus, ne se croiseront qu’une fois, sans avoir l’occasion d’échanger ne serait-ce qu’une parole, qu’un regard. Tous deux étrangers, prisonniers d’un Empire décadent, ils y mûrissent leur destin: mener les Huns à la conquête de Rome pour l’un, devenir le chroniqueur de ce changement d’ère pour l’autre.
FOUGUE AVEUGLANTE
Aux yeux des Russes, Attila incarne moins une puissance destructrice et barbare que la possibilité d’une révolte contre l’ordre établi. Conçu au milieu des années 1920, Le
Fléau de Dieu s’inscrit en effet dans un mouvement intellectuel et artistique, le scythisme, fondé sur l’idée que la vieille Europe a fait son temps et qu’un renversement de l’ordre mondial, ou plutôt impérial, est nécessaire. Pour beaucoup, dont Evgueni Zamiatine, le souffle révolutionnaire ne peut venir que d’Orient, des espaces d’Asie centrale d’où sont issus les Scythes, comme les Huns après eux.
Dans son roman le plus célèbre – Nous, la mère de toutes les dystopies du XXe siècle – Evgueni Zamiatine avait déjà confronté désir charnel et désir de révolte sur fond de violence et d’autoritarisme. Avec Le Fléau de Dieu, l’écrivain écoute le sang barbare pulser dans ses propres veines. Le roman est animé d’une fougue qui soulève et aveugle comme le vent tourbillonnant dans la steppe, d’une vivacité telle qu’on en sort chaviré, prompt à recommencer la lecture à peine la dernière page tournée.