«La Suisse n’a pas été confrontée à des chocs»
EUROPE Entre une adhésion à l’UE improbable et une voie solitaire impossible, la Suisse a toujours éprouvé toutes les peines du monde à définir cette relation, ainsi que l’analyse le professeur de l’Université de Genève René Schwok
Dans l’histoire, la Suisse n’a jamais cessé de chercher sa voie pour se positionner face à l’Union européenne. Après avoir signé un accord de libre-échange en 1972, elle a refusé d’adhérer à l’Espace économique européen en 1992, avant de développer la voie bilatérale qui repose sur quelque 120 accords sectoriels. Aujourd’hui, le Conseil fédéral hésite plus que jamais à signer un accord-cadre pourtant sur la table depuis novembre 2018. Le regard de René Schwok, professeur ordinaire au Global Studies Institute de l’Université de Genève, qui sort ces jours la quatrième édition de son livre* sur cette relation compliquée.
L’actuel Conseil fédéral paraît déboussolé dans le dossier européen. Comment expliquez-vous cette perte du sens de l’orientation? Fondamentalement, le dossier s’est enlisé car la majorité des membres du Conseil fédéral ont considéré que les prix à payer en politique intérieure dépassaient largement les éventuels avantages amenés par un accord institutionnel. Ils estiment qu’un refus de cet accord n’entraînerait pas automatiquement une marginalisation de la Suisse en Europe. Dans leur esprit, la situation est donc radicalement différente de celle des années 1990, lorsqu’il était impératif de ne pas rester à l’écart du marché intérieur de l’UE. D’où l’Espace économique européen (EEE) et, après son échec en votation, la négociation des accords bilatéraux.
Pourtant, ce Conseil fédéral s’est beaucoup engagé l’an dernier pour combattre l’initiative de l’UDC qui voulait résilier la libre circulation des personnes. Oui, parce que son acceptation aurait actionné automatiquement la «clause guillotine», faisant tomber tous les accords du premier paquet signé en 1999. Cela aurait provoqué de vives tensions avec l’UE. Toute la question est maintenant de savoir si la majorité des membres du Conseil fédéral révisera ou non son évaluation des coûts en politique intérieure par rapport à ceux de politique extérieure.
La Suisse a échappé à deux guerres. En a-t-elle cultivé une neutralité mythifiée qu’il est impossible de respecter aujourd’hui? La nonparticipation de la Suisse aux deux guerres mondiales et, plus généralement, le fait qu’elle n’ait pas véritablement connu de crises politiques, économiques et sociales majeures au cours des deux siècles précédents constituent des éléments explicatifs fondamentaux. En d’autres termes, presque tous les Etats ont adhéré à l’UE à la suite de traumatismes: les pays fondateurs à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, les pays méditerranéens pour clore le chapitre d’une autocratie militaire et les pays d’Europe centrale et orientale pour enterrer leur dictature communiste. La Suisse, heureusement, n’a pas été confrontée à des chocs assez importants qui l’auraient obligée à se remettre en cause et à accepter de déléguer une partie de sa souveraineté à une organisation supranationale.
La Suisse s’en tiendra à la devise d’«être assez proche de l’UE pour n’avoir pas à y adhérer». Celle-ci estelle ancrée dans l’inconscient collectif des Suisses? Cette formulation ironique, imaginée par l’ancien secrétaire d’Etat Franz Blankart, constitue indéniablement un paradoxe brillant. Elle reflète bien la mentalité de la plupart des milieux dirigeants de la droite suisse alémanique et des milieux économiques. Elle correspond à une attitude récurrente de la Suisse qui a consisté à céder partiellement aux pressions des grandes puissances du moment afin d’éviter de tout abandonner. Quant à mesurer l’inconscient collectif des Suisses, je ne m’y risquerais pas.
En 1992, après la chute du mur de Berlin, la Suisse refuse d’adhérer à l’EEE. Une erreur historique? Non, car la Suisse a pu rattraper l’essentiel du contenu de l’EEE par des accords bilatéraux. En d’autres termes, si elle était aujourd’hui membre de cet espace comme le sont le Liechtenstein ou la Norvège, cela ne changerait rien de fondamental par rapport au cours de son histoire et de son positionnement géopolitique. Par contre, si la Suisse avait adhéré à l’UE, cela aurait constitué un tournant effectivement «historique». Quant à savoir si la Suisse aurait adhéré à l’UE après avoir rejoint l’EEE, j’en doute. La Norvège n’a pas franchi ce second pas, par exemple.
«Se demander à chaque fois si une nouvelle loi est eurocompatible ne me semble pas constituer un abandon de souveraineté»
Mais ce vote du 6 décembre 1992 n’a-t-il pas constitué une césure en Suisse? Effectivement, et cela à plusieurs égards. D’abord parce que les différentes communautés linguistiques n’avaient jamais été aussi divisées sur un sujet aussi important. Ensuite parce qu’il marque l’émergence de l’UDC blochérienne qui deviendra le principal parti de Suisse, exerçant depuis lors une très forte influence sur toute la politique extérieure et migratoire du pays. Enfin parce que ce référendum a traumatisé les forces politiques favorables à une intégration partielle et sectorielle de la Suisse dans le système de l’UE. Trente ans plus tard, ce choc continue à hanter certains milieux politiques suisses et explique, partiellement, les tergiversations autour de l’accord institutionnel du fait des craintes d’un refus populaire.
Dans de nombreuses lois, la Suisse pratique «l’adaptation autonome aux règles européennes». N’est-ce pas là un abandon de sa souveraineté? Se demander à chaque fois si une nouvelle loi est eurocompatible ne me semble pas constituer un abandon de souveraineté. Cela me paraît plutôt relever du bon sens de la part d’un pays enclavé dans l’UE et qui effectue avec elle la majorité de ses échanges. On peut en revanche parler d’un abandon de souveraineté quand la Suisse procède à une «adaptation autonome aux règles européennes». Cependant, des travaux approfondis d’universitaires ont montré que ces reprises directes ne recouvrent que 10 à 15% des nouvelles lois suisses, et ce dans des domaines peu sensibles. Il est vraisemblable que ces taux soient même encore plus faibles aujourd’hui car l’UE légifère moins qu’auparavant, et surtout parce que la Suisse n’a plus conclu de nouveaux accords substantiels depuis une quinzaine d’années.
Les Suisses sont-ils des Européens qui s’ignorent? Les Suisses sont des Européens qui sont parfaitement conscients de l’être. Ils ne sont toutefois pas des «Europuniens», soit des citoyens de l’UE, et l’immense majorité ne souhaite pas le devenir. ■