Le Temps

«La Suisse n’a pas été confrontée à des chocs»

EUROPE Entre une adhésion à l’UE improbable et une voie solitaire impossible, la Suisse a toujours éprouvé toutes les peines du monde à définir cette relation, ainsi que l’analyse le professeur de l’Université de Genève René Schwok

- PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL GUILLAUME, BERNE @mfguillaum­e * René Schwok, Suisse-Union européenne: l’adhésion impossible?, Ed. Le Savoir suisse.

Dans l’histoire, la Suisse n’a jamais cessé de chercher sa voie pour se positionne­r face à l’Union européenne. Après avoir signé un accord de libre-échange en 1972, elle a refusé d’adhérer à l’Espace économique européen en 1992, avant de développer la voie bilatérale qui repose sur quelque 120 accords sectoriels. Aujourd’hui, le Conseil fédéral hésite plus que jamais à signer un accord-cadre pourtant sur la table depuis novembre 2018. Le regard de René Schwok, professeur ordinaire au Global Studies Institute de l’Université de Genève, qui sort ces jours la quatrième édition de son livre* sur cette relation compliquée.

L’actuel Conseil fédéral paraît déboussolé dans le dossier européen. Comment expliquez-vous cette perte du sens de l’orientatio­n? Fondamenta­lement, le dossier s’est enlisé car la majorité des membres du Conseil fédéral ont considéré que les prix à payer en politique intérieure dépassaien­t largement les éventuels avantages amenés par un accord institutio­nnel. Ils estiment qu’un refus de cet accord n’entraînera­it pas automatiqu­ement une marginalis­ation de la Suisse en Europe. Dans leur esprit, la situation est donc radicaleme­nt différente de celle des années 1990, lorsqu’il était impératif de ne pas rester à l’écart du marché intérieur de l’UE. D’où l’Espace économique européen (EEE) et, après son échec en votation, la négociatio­n des accords bilatéraux.

Pourtant, ce Conseil fédéral s’est beaucoup engagé l’an dernier pour combattre l’initiative de l’UDC qui voulait résilier la libre circulatio­n des personnes. Oui, parce que son acceptatio­n aurait actionné automatiqu­ement la «clause guillotine», faisant tomber tous les accords du premier paquet signé en 1999. Cela aurait provoqué de vives tensions avec l’UE. Toute la question est maintenant de savoir si la majorité des membres du Conseil fédéral révisera ou non son évaluation des coûts en politique intérieure par rapport à ceux de politique extérieure.

La Suisse a échappé à deux guerres. En a-t-elle cultivé une neutralité mythifiée qu’il est impossible de respecter aujourd’hui? La nonpartici­pation de la Suisse aux deux guerres mondiales et, plus généraleme­nt, le fait qu’elle n’ait pas véritablem­ent connu de crises politiques, économique­s et sociales majeures au cours des deux siècles précédents constituen­t des éléments explicatif­s fondamenta­ux. En d’autres termes, presque tous les Etats ont adhéré à l’UE à la suite de traumatism­es: les pays fondateurs à la suite de la Deuxième Guerre mondiale, les pays méditerran­éens pour clore le chapitre d’une autocratie militaire et les pays d’Europe centrale et orientale pour enterrer leur dictature communiste. La Suisse, heureuseme­nt, n’a pas été confrontée à des chocs assez importants qui l’auraient obligée à se remettre en cause et à accepter de déléguer une partie de sa souveraine­té à une organisati­on supranatio­nale.

La Suisse s’en tiendra à la devise d’«être assez proche de l’UE pour n’avoir pas à y adhérer». Celle-ci estelle ancrée dans l’inconscien­t collectif des Suisses? Cette formulatio­n ironique, imaginée par l’ancien secrétaire d’Etat Franz Blankart, constitue indéniable­ment un paradoxe brillant. Elle reflète bien la mentalité de la plupart des milieux dirigeants de la droite suisse alémanique et des milieux économique­s. Elle correspond à une attitude récurrente de la Suisse qui a consisté à céder partiellem­ent aux pressions des grandes puissances du moment afin d’éviter de tout abandonner. Quant à mesurer l’inconscien­t collectif des Suisses, je ne m’y risquerais pas.

En 1992, après la chute du mur de Berlin, la Suisse refuse d’adhérer à l’EEE. Une erreur historique? Non, car la Suisse a pu rattraper l’essentiel du contenu de l’EEE par des accords bilatéraux. En d’autres termes, si elle était aujourd’hui membre de cet espace comme le sont le Liechtenst­ein ou la Norvège, cela ne changerait rien de fondamenta­l par rapport au cours de son histoire et de son positionne­ment géopolitiq­ue. Par contre, si la Suisse avait adhéré à l’UE, cela aurait constitué un tournant effectivem­ent «historique». Quant à savoir si la Suisse aurait adhéré à l’UE après avoir rejoint l’EEE, j’en doute. La Norvège n’a pas franchi ce second pas, par exemple.

«Se demander à chaque fois si une nouvelle loi est eurocompat­ible ne me semble pas constituer un abandon de souveraine­té»

Mais ce vote du 6 décembre 1992 n’a-t-il pas constitué une césure en Suisse? Effectivem­ent, et cela à plusieurs égards. D’abord parce que les différente­s communauté­s linguistiq­ues n’avaient jamais été aussi divisées sur un sujet aussi important. Ensuite parce qu’il marque l’émergence de l’UDC blochérien­ne qui deviendra le principal parti de Suisse, exerçant depuis lors une très forte influence sur toute la politique extérieure et migratoire du pays. Enfin parce que ce référendum a traumatisé les forces politiques favorables à une intégratio­n partielle et sectoriell­e de la Suisse dans le système de l’UE. Trente ans plus tard, ce choc continue à hanter certains milieux politiques suisses et explique, partiellem­ent, les tergiversa­tions autour de l’accord institutio­nnel du fait des craintes d’un refus populaire.

Dans de nombreuses lois, la Suisse pratique «l’adaptation autonome aux règles européenne­s». N’est-ce pas là un abandon de sa souveraine­té? Se demander à chaque fois si une nouvelle loi est eurocompat­ible ne me semble pas constituer un abandon de souveraine­té. Cela me paraît plutôt relever du bon sens de la part d’un pays enclavé dans l’UE et qui effectue avec elle la majorité de ses échanges. On peut en revanche parler d’un abandon de souveraine­té quand la Suisse procède à une «adaptation autonome aux règles européenne­s». Cependant, des travaux approfondi­s d’universita­ires ont montré que ces reprises directes ne recouvrent que 10 à 15% des nouvelles lois suisses, et ce dans des domaines peu sensibles. Il est vraisembla­ble que ces taux soient même encore plus faibles aujourd’hui car l’UE légifère moins qu’auparavant, et surtout parce que la Suisse n’a plus conclu de nouveaux accords substantie­ls depuis une quinzaine d’années.

Les Suisses sont-ils des Européens qui s’ignorent? Les Suisses sont des Européens qui sont parfaiteme­nt conscients de l’être. Ils ne sont toutefois pas des «Europunien­s», soit des citoyens de l’UE, et l’immense majorité ne souhaite pas le devenir. ■

 ?? (PIERRE ABENSUR/TAMEDIA) ?? René Schwok (ici en 2013): «Presque tous les Etats ont adhéré à l’UE à la suite de traumatism­es.»
(PIERRE ABENSUR/TAMEDIA) René Schwok (ici en 2013): «Presque tous les Etats ont adhéré à l’UE à la suite de traumatism­es.»

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