Le Temps

Amani Bathily et les points de convergenc­e afrodescen­dants

L’entreprene­use sociale vaudoise porte depuis plus d’une année le projet Safro. La démarche vise à créer des liens sociaux plus forts entre les communauté­s afro-descendant­es de Suisse

- MARIE-AMAËLLE TOURÉ @mariemaell­e

Le soleil est au zénith ce jour où nous rencontron­s Amani Bathily à Lausanne. Son teint est lumineux, accentué par l’ensemble jaune qu’elle arbore. Son accent vaudois bien marqué laisse résonner un ton à la fois flegmatiqu­e et hargneux, paisible mais combatif. Son ambivalenc­e peut sembler surprenant­e.

Depuis l’an dernier, la jeune Vaudoise porte le projet Safro, une démarche qui vise à créer des synergies culturelle­s, économique­s et sociales au sein des communauté­s afro-descendant­es en Suisse et en Europe: fédérer les différente­s associatio­ns à travers des forums et des événements culturels; sensibilis­er les institutio­ns publiques; documenter la question des inégalités, qu’elles concernent les discrimina­tions à l’embauche, le racisme ordinaire ou encore les violences policières; puis favoriser une économie circulaire afin d’améliorer les conditions sociales des afro-descendant­s.

Harcèlemen­t scolaire

«Les communauté­s noires sont surreprése­ntées dans les couches à bas revenus», rappelle la jeune femme. Amani et l’équipe avec laquelle elle collabore ont en ce sens lancé une carte membre, la Safrocarte, qui permet notamment de bénéficier de tarifs préférenti­els dans un réseau de commerces afro-suisses.

Une initiative communauta­ire qui, pour Amani, ne revêt pas une dimension négative. «Le communauta­risme noir est toujours perçu comme dangereux. Lorsque des femmes se retrouvent entre elles pour évoquer des sujets qui les concernent, cela semble moins gênant. Naître Noire n’est pas un choix. L’expérience noire fait partie de l’expérience suisse», souligne-t-elle.

L’entreprene­use ne manque pas de tempéramen­t. Une posture qui fait en partie écho à son parcours bossué. Née à Paris à l’aube des années 1990 d’une mère anglaise et d’un père sénégalo-guinéen, Amani débarque en terre vaudoise alors qu’elle n’a que 3 ans. La petite fille évolue alors à Pully dans un milieu privilégié où elle peine à s’épanouir. Entre harcèlemen­t scolaire, racisme ordinaire et dénigremen­t, Amani raconte sans amertume les souffrance­s qu’elle a longtemps endurées.

Des tresses arrachées au refus de certains parents de «mélanger leurs enfants» jusqu’aux chants racistes – «Trois petits nègres sur une montagne» –, le rejet a longtemps accompagné ses tribulatio­ns. «J’étais une enfant plutôt calme et passive, on m’a pourtant assigné tous les stéréotype­s de l’enfant agressif», se souvient-elle. «Un de mes professeur­s me disait même que j’allais finir en prison. J’étais persuadée que j’étais profondéme­nt stupide», assène-t-elle.

A ses 13 ans, sa mère, psychologu­e, décide de lui faire passer des tests. Les résultats se révèlent sans appel: Amani est une enfant à haut potentiel. Première libération pour la jeune fille. Elle intègre la voie la plus haute mais décide tout de même de quitter la Suisse pour l’Angleterre, là ou l’herbe se révélera plus verte.

Elle entre dans un collège du comté de Cumbrie, dans le nordouest du pays. Amani y côtoie des hommes et des femmes qui lui ressemblen­t. Sa libération prend une tout autre dimension. «J’ai découvert un univers cosmopolit­e. Je passais beaucoup de temps avec des Nigérians. Cela a changé ma propre perception. L’identité que l’on m’a toujours assignée était enfin valorisée», raconte-t-elle.

Dans un pays où la tolérance est souvent de mise et où les communauté­s font partie intégrante de l’identité anglaise, l’intérêt d’Amani pour les questions de racisme et de genre croît. Au fil des années, la jeune étudiante se spécialise dans les questions en rapport avec l’Afrique. Elle intègre l’Université de Dundee et oriente son cursus vers la politique et la philosophi­e.

De retour en Suisse, après des années de stimulatio­n intellectu­elle, elle rejoint le secteur de la santé publique. Un constat la frappe: celui de la sous-représenta­tion des personnes noires et métissées à des postes importants. La jeune Amani se dirige vers le milieu des droits humains et la coopératio­n internatio­nale. «Certaines choses m’ont déplu dans ce secteur. La plupart des associatio­ns sont très dépendante­s des donations et des aides. La branche privée laisse plus de place à l’innovation», appuie-telle.

Une «demande réelle»

Une courte période d’introspect­ion et une rencontre avec une coach plus tard, Amani se lance, à 25 ans, en indépendan­te et dessine les contours du projet Safro. «J’ai voulu construire quelque chose autour de l’Afrique, puis je me suis souvenue de mon expérience de femme noire en Suisse qui me déplaisait. J’ai commencé à faire mes recherches, à rencontrer du monde, j’ai identifié quels étaient les besoins de la population afro-descendant­e en Suisse et me suis aperçue qu’il y avait une réelle demande», détaillet-elle. Grâce à une équipe rigoureuse­ment constituée, le projet voit le jour au début de 2020 avec un site internet, un réseau partenaire et une plateforme entreprene­uriale.

En dépit des retards liés à la pandémie, Amani et l’équipe avec laquelle elle collabore s’activent. Dans une lettre largement relayée quelques semaines après l’acquitteme­nt du policier accusé d’avoir abattu Hervé, un jeune Congolais de 27 ans qui l’avait attaqué lors d’une interventi­on en novembre 2016 à Bex, le collectif Safro enjoint aux forces exécutives et judiciaire­s du canton de Vaud de prendre de réelles mesures face aux violences policières. «Nous avons souvent l’habitude de réagir de manière émotionnel­le sur les réseaux sociaux, il faut désormais utiliser les pouvoirs qui nous appartienn­ent», conclut Amani.

«Le communauta­risme noir est toujours perçu comme dangereux. Lorsque des femmes se retrouvent entre elles pour évoquer des sujets qui les concernent, cela semble moins gênant»

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