Le drame des taux d’intérêt négatifs déguisés
Les banques durcissent leurs conditions de façon à répercuter la politique de la BNS sur leurs déposants. Et le font toujours plus avec des moyens détournés, notamment une hausse des frais
On pourrait croire que les taux d’intérêt négatifs ne concernent qu’une poignée de personnes aisées. C’est en partie vrai: il faut posséder une certaine fortune pour voir cette forme de taxe se matérialiser dans son relevé bancaire. La plupart d’entre nous reçoivent encore une rémunération pour leurs avoirs, bien qu’elle se réduise de plus en plus comme peau de chagrin.
On aurait pourtant tort de balayer les taux négatifs comme un problème de privilégiés. Ils affectent bien davantage de personnes, qui se voient ponctionner une part de leur épargne, et ce, de façon croissante. Car il y a d’autres façons de répercuter la politique de la Banque nationale suisse sur le client. Et à ce jeu-là, les banques se montrent toujours plus habiles.
Tout simplement en multipliant les frais. Toute opération est bonne à facturer: des relevés sur papier, l’émission de nouvelles cartes de crédit ou même de débit, le fait de n’avoir qu’un compte ou qu’il ne soit pas suffisamment doté. Autre tactique: nombre de banques remanient leurs offres sans autre raison apparente que d’augmenter les prix. Résultat: le coût d’un compte en banque a doublé en vingt ans. Appelons cela des taux négatifs déguisés. Ils sont plus pervers encore que les vrais. D’abord parce qu’ils ne sont pas proportionnels à la fortune. Si une banque impose des frais de gestion de 5 francs par mois à tous ses clients, le fardeau sera bien plus élevé pour l’épargnant modeste. D’autant que les banques ont tendance à en faire cadeau à leur client lorsque ses dépôts dépassent un certain montant.
C’est pernicieux pour une autre raison: il est difficile d’avoir une vue claire de la facture totale lorsque les commissions et les frais se multiplient. D’autant plus qu’ils varient d’un établissement à l’autre et que les comparer est tout simplement fastidieux, pour ne pas dire impossible.
En apparence, les banques font payer le poids des taux négatifs aux grands comptes. Dans la réalité, les petits épargnants en paient plus que leur dû. Si, en plus, l’inflation est positive, leurs réserves seront d’autant plus grignotées. Qui peut trouver normal que l’épargne, le fruit du travail, soit ainsi rognée?
Nombre de banques remanient leurs offres sans autre raison apparente que d’augmenter les prix. Résultat: le coût d’un compte en banque a doublé en vingt ans
C’est de moins en moins visible, mais toujours plus douloureux. Les taux d’intérêt négatifs touchent directement un nombre encore limité de clients des banques. Indirectement, pourtant, tout le monde en pâtit de plus en plus. Comment? Via des frais bancaires qui ne cessent d’augmenter. Dernier exemple en date, Credit Suisse a changé certaines conditions. Dès ce mois-ci, un client qui n’aura qu’un compte épargne dans cette banque verra son taux passer à 0% tandis qu’il devra s’acquitter d’une taxe de 5 francs par mois, prévenait récemment la banque par courrier, comme l’a révélé la Neue Zürcher Zeitung.
Elle n’est pas la seule. Dès cet été, PostFinance va réviser son offre. Le client choisira entre deux formules, la première coûtera 5 francs par mois, la seconde 12 francs. Et qui voudra des relevés sur papier paiera 5 francs en plus par mois. Ces exemples ne sont pas isolés: «Pour sauver leur marge, de nombreuses banques ont fortement augmenté leurs frais de tenue de compte et leurs droits de garde depuis 2015», constate Roland Bron, responsable
Suisse romande du conseiller financier VZ. En vingt ans, les frais ont même presque doublé, si l’on en croit l’Office fédéral de la statistique.
Cela se voit aussi à travers les cartes de débit, qui coûtent désormais, alors qu’elles ont longtemps été gratuites, note Benjamin Manz, directeur du site comparatif Moneyland. Et la tendance va continuer. Hormis l’exemple de Credit Suisse, «les comptes épargne sont aujourd’hui encore largement gratuits», cite-t-il.
Eviter le tourisme
Les taux négatifs, les vrais, eux aussi, continuent de se propager. En janvier, UBS annonçait baisser son seuil: la grande banque ponctionnera tous les comptes dotés de plus de 250000 francs dès juillet prochain, alors que la limite était jusqu’ici de 500000 francs. Le taux? -0,75%, comme celui qu’a fixé la Banque nationale suisse (BNS) depuis 2015. PostFinance venait, elle encore, de réduire sa limite à 100000 francs.
Certains établissements pratiquent le cas par cas: la BCV, par exemple, n’a pas de seuil officiel. Mais selon la rentabilité globale d’un client, elle peut décider de lui imposer un taux négatif. Raiffeisen, de son côté, a décidé cette année d’appliquer une telle taxe à certains de ses clients privés. Plus précisément de recommander aux coopératives de les instaurer, non pas pour les clients existants – ils en sont toujours préservés – mais pour de nouveaux, transférant de grosses sommes d’argent dans un délai très court.
Une décision qui a été interprétée comme une réaction à la décision de plusieurs banques d’abaisser leur seuil d’exonération, les poussant à trouver un autre havre, plus rémunérateur, pour leur fortune. Cette stratégie a un nom: le tourisme des taux négatifs, que les banques veulent éviter.
Paradoxe, alors que les banques deviennent plus restrictives, la BNS a lâché du lest. Elle impose ses taux négatifs aux fonds que les banques placent auprès d’elle. Or, depuis novembre 2019, elle les exonère davantage: elles ne sont ponctionnées que lorsque les montants déposés dépassent 25 fois la réserve minimale requise (20 fois auparavant). Ainsi, les établissements ont dû payer une facture de 1,4 milliard de francs en 2020, après 1,9 milliard en 2019.
D’autres moyens
La population reste encore largement épargnée par les taux négatifs. D’après le rapport sur la stabilité financière, publié en mai dernier par la Banque nationale suisse, «la part des dépôts de la clientèle soumise à des taux d’intérêt négatifs en 2019 s’élevait à 5%, contre 4% en 2018». Pour les autres: «Les taux d’intérêt sur les dépôts à vue et les dépôts d’épargne de la clientèle privée sont restés quasiment constants, à des niveaux proches de zéro.» Seule la Banque alternative et la Banque cantonale de Zoug appliquent des taux négatifs, dans certains cas sans seuil. Pour toutes les autres, les dépôts doivent atteindre 100000 francs ou, plus souvent, 250000 francs pour qu’une taxe soit imposée.
Sans durcissement de la politique de la BNS – soit un abaissement des taux, qui deviendraient encore plus négatifs, soit une réduction de l’exonération des banques –, Roland Bron ne voit pas les banques devenir plus restrictives. «Tant qu’elles gardent une marge, notamment avec les hypothèques, elles n’ont pas besoin d’imposer davantage de taux négatifs», argumente le spécialiste.
Benjamin Manz n’en est pas si certain. «Nous avons vu une baisse continue de la limite des taux négatifs depuis un certain temps, d’autres banques vont certainement aussi le faire», estime-t-il. Cependant, nuance-t-il, il est improbable que cela touche à large échelle de petits épargnants, comptant quelques dizaines de milliers de francs d’économies. Pour eux, les frais resteront le meilleur moyen de se décharger des taux négatifs. Et pour cela, les banques ne manqueront pas de possibilités.
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