Le mea culpa des anciens chefs des FARC
Les anciens guérilleros ont admis leur responsabilité dans plus de 21 000 enlèvements. Une avancée de la justice transitionnelle, en dépit du climat de violence auquel sont confrontés les anciens combattants
«Il n’y a aucune explication, il n’y a aucune justification.» C’est ce qu’a déclaré, le 30 avril, Pastor Alape, un ancien dirigeant des FARC, la guérilla communiste impliquée durant des années dans le conflit armé colombien. Cette reconnaissance est l’un des fruits des travaux menés depuis des années par la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), dont l’objectif est de promouvoir une justice plus réparatrice que répressive: les peines sont relativement légères, mais sont assorties de travaux concertés avec les victimes.
«La guerre aveugle. Il n’y a aucune explication, il n’y a aucune justification», s’est écrié Pastor Alape, ex-dirigeant de l’ancienne guérilla des FARC, à la fin de la conférence de presse virtuelle vendredi 30 avril. Avec six de ses camarades, il venait d’accepter l’accusation de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité imputée par la Juridiction spéciale pour la paix (JEP), en janvier dernier, pour la politique massive d’enlèvements pratiquée par l’organisation armée dans les années 1990 et 2000.
Une reconnaissance historique et inédite par bien des aspects, selon nombre d’observateurs du conflit. «Je ne vous cache pas mon émotion», a confié l’un des artisans de l’accord de paix historique signé en novembre 2016 entre le gouvernement précédent du président Juan Manuel Santos (Prix Nobel de la paix 2016) et les FARC. «C’est une avancée importante pour les droits des victimes, la vérité, la justice et la réconciliation», a déclaré Carlos Ruiz Massieu, chef de la mission des Nations unies en Colombie.
«Macro-cas»
La JEP fait partie, avec la Commission vérité et l’Unité de recherche des personnes disparues, du «système intégral de justice, de vérité, de réparation et de non-répétition» mis en place par l’accord de paix de 2016. Cette juridiction spéciale, créée formellement par décret en avril 2017 et qui n’a commencé ses travaux qu’en mars 2018, est chargée de juger et de condamner les acteurs impliqués dans le conflit, notamment les ex-guérilleros et les membres de l’appareil d’Etat. Les «tierces personnes» – fonctionnaires n’appartenant pas aux forces de l’ordre, politiques, commerçants, etc. – peuvent aussi s’y soumettre, volontairement, mais rien ne les y oblige.
Les violences et victimes du complexe conflit colombien sont si nombreuses (environ 8 millions de victimes, 270000 morts et 120000 disparus depuis les années 1960) que la JEP a ouvert des «macro-cas», sept pour l’instant, qui vont des crimes liés aux enlèvements commis par les FARC (le cas 01) au recrutement de mineurs (cas 07), en passant par les exécutions extrajudiciaires commises par l’armée pour grossir les chiffres de la guerre (cas 03) ou à certaines régions particulièrement touchées (Nariño, cas 02, Uraba, cas 04, Cauca, cas 05), et encore les violences commises contre les membres du parti de l’Union patriotique (UP, issu du
Parti communiste), quasiment exterminés dans les années 1990 par la violence d’Etat (cas 06).
«Le cas 01 représente le premier cas ouvert par la JEP et a à voir avec un des délits commis avec le plus d’intensité par les FARC lorsqu’ils étaient en armes: le séquestre. Il y a plus de 21000 séquestres attribués aux FARC. C’est un chiffre dramatique», explique Eduardo Cifuentes, le président de la JEP.
Regrets et réponses
Les huit membres du Secrétariat des ex-FARC inculpés (dont un est décédé) avaient jusqu’au 30 avril pour répondre à l’acte 019 les accusant de crimes contre l’humanité. Ils ont déclaré avoir clairement accepté leur responsabilité, et regretté des actes «injustifiables». Leur réponse détaillée aux accusations – sur des centaines de pages – doit maintenant être examinée et analysée par la JEP qui «décidera si les accusés ont pleinement accepté leur responsabilité et apporté une vérité pleine», explique encore le magistrat.
Le pas suivant sera une audience publique mettant face à face les inculpés et leurs victimes. Puis le Tribunal spécial pour la paix décidera des sanctions. Deux possibilités existent: si les accusés ont pleinement accepté leur responsabilité et contribué à la vérité, ils risquent une peine restrictive de liberté (mais sans prison) de maximum 8 ans, accompagnée de travaux concertés avec les victimes et les communautés affectées; s’ils n’ont pas accepté leur responsabilité ou l’ont fait trop tard, ils encourent des peines de 8 ou 20 ans de prison. Ces sanctions devraient être prononcées d’ici à la fin de l’année.
Les détracteurs de l’accord de paix, dont le Centre démocratique, le parti au pouvoir de l’ancien président Alvaro Uribe (2002-2010), ont souvent brandi la question des sanctions, selon eux insuffisantes et signe d’impunité, pour tenter d’abord d’empêcher – sans succès – la création de la JEP, puis de saborder une partie de son financement. Tandis que, pour les partisans de la paix, il était entendu qu’aucun chef de guérilla ou d’autre groupe armé n’irait signer de plein gré un accord qui les conduirait en prison. Or c’est une des innovations de la JEP, de par sa nature, d’avoir à instaurer «une justice plus réparatrice que répressive, en mettant les victimes au centre du système comme le prévoit l’ensemble de l’accord de paix», explique l’ancien ministre de la Justice Yesid Reyes.
Pour Angela Giraldo, dont le frère Santiago a été séquestré avec 11 autres députés de l’Assemblée du Valle le 11 avril 2002, puis assassiné au bout de cinq ans en juin 2007, «les sanctions importent peu finalement, ce sera ce que dit la JEP». «Je n’ai ni haine ni rancoeur», affirme-t-elle tout en restant circonspecte, expliquant que les familles attendent toujours «la vérité complète»: dans son cas, le contexte de l’enlèvement puis des assassinats. Mais elle affiche une incompréhension totale face au fait que deux des inculpés – les ex-commandants de Julian Gallo connus sous le nom de Carlos Lozada et Pablo Catatumbo – puissent continuer à exercer leur mandat de sénateurs.
Car, conformément à l’accord de paix, les ex-FARC se sont lancés en politique, avec un parti, qui vient d’être rebaptisé le Parti des communs, et la garantie d’avoir dix députés et sénateurs pendant deux périodes législatives, c’est-à-dire jusqu’en 2026. «Mais comment des personnes accusées de crimes contre l’humanité peuvent-elles nous représenter, nous les citoyens?» demande-t-elle.
La politique d’enlèvements des FARC s’était intensifiée au gré des tournures prises par le conflit, pour financer l’organisation dans les années 1990 et pour avoir une monnaie d’échange de prisonniers dans les années 2000, en multipliant les prises d’otages de militaires et de policiers (parfois 61 d’un coup, comme lors de la spectaculaire prise de Mitu en novembre 1998) ou de personnalités politiques comme la Franco-Colombienne Ingrid Betancourt, séquestrée dans la jungle pendant six ans.
Sans nier les mauvais traitements infligés aux otages, les ex-commandants des FARC affirment que les tortures, les viols étaient interdits par les statuts des FARC, mais que le «contexte difficile de la guerre» ne leur permettait pas de les contrôler.
Recherche des disparus
«Il y a deux exercices qui vont nous prendre beaucoup de temps: la recherche des personnes disparues et la consolidation de la vérité», confie aujourd’hui l’ex-commandant Pastor Alape. Car expliquer et vérifier sur le terrain tous les cas qui sont imputés aux ex-guérilleros n’est pas une mince affaire, d’autant que le climat politique de polarisation contre l’accord de paix n’aide pas.
Les assassinats d’ex-guérilleros se multiplient: 272 signataires de l’accord de paix ont été tués depuis novembre 2016, et la plupart de ces crimes, pratiquement ignorés par l’Etat, ne sont pas élucidés. Le dernier a eu lieu justement le 30 avril: Nelson Rodriguez, 51 ans, et très impliqué dans le processus de paix, a été abattu par sept hommes armés devant chez lui. Il avait notamment contribué à répondre au cas 01 de la JEP. «Nous appelons de manière urgente l’Etat à agir et à stopper ce bain de sang contre les leaders sociaux et les ex-combattants. Cette violence torpille la mise en oeuvre de l’Accord final de paix» souligne le président de la JEP.
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Les assassinats d’ex-guérilleros se multiplient: 272 signataires de l’accord de paix ont été tués depuis novembre 2016
«Comment des personnes accusées de crimes contre l’humanité peuvent-elles nous représenter au parlement?» ANGELA GIRALDO, DONT LE FRÈRE
A ÉTÉ ENLEVE PUIS ASSASSINÉ