Le Temps

L’Union après Lilliput

- ■ ALAIN CAMPIOTTI

Quand ce balourd de Lemuel Gulliver a débarqué à Lilliput, il a tant inquiété les minuscules habitants de l’île que ces nains l’ont ligoté au sol. L’Union européenne ressemble à Gulliver: ses dizaines de membres l’entravent; mais en même temps, ils la constituen­t – c’est la différence avec Swift, et c’est aussi le problème. Ils n’ont pas peur du géant, même s’ils sont parmi les plus petits, puisque c’est un peu d’eux-mêmes qu’il s’agit. Voyez la Slovénie, la Hongrie, la Slovaquie naguère, ou la plus grande Pologne: elles narguent ouvertemen­t l’Union, «Bruxelles» la placide, sans vraiment redouter une taloche en retour. Ou alors la plus substantie­lle GrandeBret­agne qui envoie tout péter par orgueil insulaire.

On observe autant d’intrépide insolence chez ceux qui ne sont pas de la famille. C’est toute l’histoire du tango désarticul­é que la Suisse danse avec l’immense voisine qui l’encercle plus ou moins affectueus­ement. Elle a d’abord refusé des fiançaille­s, puis avec beaucoup de contorsion­s, elle s’est amarrée aussi près que possible sans toucher au port. Et pour donner de la cohérence à la myriade de liens ainsi tissés à son avantage, elle a accepté il y a dix ans de négocier un accord englobant et pérennisan­t; cela accompli, elle s’est tâtée pendant trois ans encore, pour finalement dire non, il y a dix jours.

Le souvenir d’une autre (et très différente) négociatio­n ardue, sur les fonds juifs en déshérence il y a un quart de siècle, tranche avec cette désinvoltu­re: la Suisse alors rampait de diverses façons, soumise. Les Etats-Unis y veillaient.

Avec l’Union européenne, le géant entravé par ses membres, les rapports sont moins raides, il est plus facile de dire non. Et de la part de la Suisse, c’était inévitable. L’alliance étrange des nationalis­tes, des syndicats et de leurs alliés de gauche tuait l’accord. On peut comprendre leur refus. Les nationalis­tes parce qu’ils sont nationalis­tes et que la seule mention de l’Union leur donne des boutons. Les syndicats parce qu’ils veulent protéger un niveau de rémunérati­on plus élevé que chez les voisins, et que des juges européens pourraient remettre en cause des normes protégeant les salariés autochtone­s. Car l’UE, dans son aire, a une vocation progressiv­ement égalisatri­ce.

Le pouvoir autonome de l’Union, jusqu’à présent, était faible et diffus. Il vivait – il vit encore – en permanence sous le contrôle des Etats, souvent en rivalité les uns avec les autres; les décisions importante­s doivent obtenir l’unanimité de tous les membres, y compris les plus petits. Un outsider comme la Suisse peut toujours trouver l’appui de quelques Lilliputie­ns qui défendront sa cause et la protégeron­t. Toujours? Il n’est pas sûr que dure encore longtemps cette voie des astuces.

Michel, le cul dans son fauteuil, représenta­nt des Etats membres, humiliait la déléguée du pouvoir autonome de l’Union

La faiblesse du géant, avec ses lourdeurs, ses lenteurs et ses hésitation­s, est inscrite dans ses institutio­ns. Pourtant, malgré le carcan des traités, quelque chose est sans doute en train de muter dans l’Union, sous l’effet momentané de la pandémie, et plus profondéme­nt d’une configurat­ion géopolitiq­ue bouleversé­e et plus brutale.

Dans les mots, ce changement avait déjà commencé. Emmanuel Macron rêvait tout haut de souveraine­té européenne et de son poids dans le monde. Inspirée par Donald Trump, Angela Merkel se mettait à dire que le moment était venu pour les Européens de prendre réellement leur destin en main. Et Josep Borrell, le patron de la politique extérieure de l’Union, répète depuis un bout de temps qu’elle doit enfin «apprendre le langage de la puissance».

C’était le discours. Puis sont venues les baffes. Borrell se rend à Moscou en février pour parler d’Alexeï Navalny qui vient d’être condamné: il est accueilli et humilié par l’expulsion de diplomates européens. L’UE, sensible à ce qui se passe au Xinjiang, prend quelques sanctions indolores contre des sousfifres provinciau­x: la réplique chinoise est à la puissance dix. Joe Biden prend la décision spectacula­ire de retirer ses troupes d’Afghanista­n: il n’en informe même pas les Européens, qui avaient manifesté leur solidarité avec les EtatsUnis dès le 11 septembre 2001 et ont encore sur le terrain plus de soldats que les Américains.

L’Union est un paillasson sur lequel on s’essuie les pieds. Il est possible qu’elle en ait finalement réellement pris conscience. Et qu’elle ne peut plus, par exemple à l’égard de la Chine, se comporter comme une Suisse qui file doux et avale sans broncher les remontranc­es de l’ambassadeu­r de Pékin à Berne. Elle ne peut plus demeurer passive et indifféren­te à ce qui se passe au sud et à l’est de la Méditerran­ée où toutes sortes de soudards se baladent en terrain conquis. L’aventure solitaire franco-britanniqu­e sans suites en Libye est une cuisante leçon: le pays est dépecé, terrain rêvé des passeurs de l’immigratio­n clandestin­e. L’Union ne peut plus, comme dit Josep Borrell, se contenter de «signer des chèques en blanc» au Sahel pour accompagne­r la campagne militaire sans lendemain d’un de ses membres.

On pourrait multiplier les exemples d’alarme et de réveil. L’autre gifle, reçue par Ursula von der Leyen à Ankara, quand la présidente de la Commission européenne s’est retrouvée debout, sans siège devant des assis, le Turc Recep Tayyip Erdogan et le Belge Charles Michel, président du Conseil européen, était d’une autre nature. On y a vu un affront à une femme. En fait, Michel, le cul dans son fauteuil, représenta­nt des Etats membres, humiliait la déléguée du pouvoir autonome de l’Union.

C’est cela qui ne peut plus durer. Et la pandémie est venue mettre son sceau douloureux sur cette évidence. La Commission a dû s’emparer dans l’urgence du dossier de la santé, compétence que les Etats lui avaient refusée jusqu’alors. On lui reproche maintenant la naïveté trop scrupuleus­e qu’elle a montrée en négociant les achats de vaccins. Mais on imagine la terrifiant­e foire d’empoigne que ç’aurait été si les Etats avaient conservé cette prérogativ­e. Et dans la foulée, le virus déstabilis­ant pour tous a eu l’inattendu mérite d’ouvrir la voie à un plan collectif de relance, puis pour la première fois à un énorme emprunt commun, et enfin à des ressources propres nouvelles pour l’Union. Ces moyens considérab­les inaugurent une sorte de planificat­ion européenne des investisse­ments, à la fois pour éviter les gaspillage­s et diriger les fonds dans des domaines dont dépend l’avenir (puissant?) du continent: la recherche, les microproce­sseurs, l’hydrogène, etc.

Dans un monde fracturé et tourmenté, face à des forces hostiles, l’Europe de l’Union se met à comprendre qu’elle peut et doit tenir un rôle majeur. Elle était un foyer d’où rayonnait le savoir, la culture, et les conquêtes brutales dont elle est revenue, abaissée. Si elle en a l’ambition et la puissance, elle peut être un coeur rayonnant de culture, de démocratie et de droit.

C’est un long chemin. Mais s’il est réellement pris, les aigreurs nationalis­tes et les privilèges salariaux de Lilliput deviendron­t un peu plus difficiles à défendre. Gulliver s’est levé.

 ?? (AFP) ?? Ursula von der Leyen à Ankara: le pouvoir autonome de l’Union humilié. Turquie, 7 avril 2021.
(AFP) Ursula von der Leyen à Ankara: le pouvoir autonome de l’Union humilié. Turquie, 7 avril 2021.

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