L’Union après Lilliput
Quand ce balourd de Lemuel Gulliver a débarqué à Lilliput, il a tant inquiété les minuscules habitants de l’île que ces nains l’ont ligoté au sol. L’Union européenne ressemble à Gulliver: ses dizaines de membres l’entravent; mais en même temps, ils la constituent – c’est la différence avec Swift, et c’est aussi le problème. Ils n’ont pas peur du géant, même s’ils sont parmi les plus petits, puisque c’est un peu d’eux-mêmes qu’il s’agit. Voyez la Slovénie, la Hongrie, la Slovaquie naguère, ou la plus grande Pologne: elles narguent ouvertement l’Union, «Bruxelles» la placide, sans vraiment redouter une taloche en retour. Ou alors la plus substantielle GrandeBretagne qui envoie tout péter par orgueil insulaire.
On observe autant d’intrépide insolence chez ceux qui ne sont pas de la famille. C’est toute l’histoire du tango désarticulé que la Suisse danse avec l’immense voisine qui l’encercle plus ou moins affectueusement. Elle a d’abord refusé des fiançailles, puis avec beaucoup de contorsions, elle s’est amarrée aussi près que possible sans toucher au port. Et pour donner de la cohérence à la myriade de liens ainsi tissés à son avantage, elle a accepté il y a dix ans de négocier un accord englobant et pérennisant; cela accompli, elle s’est tâtée pendant trois ans encore, pour finalement dire non, il y a dix jours.
Le souvenir d’une autre (et très différente) négociation ardue, sur les fonds juifs en déshérence il y a un quart de siècle, tranche avec cette désinvolture: la Suisse alors rampait de diverses façons, soumise. Les Etats-Unis y veillaient.
Avec l’Union européenne, le géant entravé par ses membres, les rapports sont moins raides, il est plus facile de dire non. Et de la part de la Suisse, c’était inévitable. L’alliance étrange des nationalistes, des syndicats et de leurs alliés de gauche tuait l’accord. On peut comprendre leur refus. Les nationalistes parce qu’ils sont nationalistes et que la seule mention de l’Union leur donne des boutons. Les syndicats parce qu’ils veulent protéger un niveau de rémunération plus élevé que chez les voisins, et que des juges européens pourraient remettre en cause des normes protégeant les salariés autochtones. Car l’UE, dans son aire, a une vocation progressivement égalisatrice.
Le pouvoir autonome de l’Union, jusqu’à présent, était faible et diffus. Il vivait – il vit encore – en permanence sous le contrôle des Etats, souvent en rivalité les uns avec les autres; les décisions importantes doivent obtenir l’unanimité de tous les membres, y compris les plus petits. Un outsider comme la Suisse peut toujours trouver l’appui de quelques Lilliputiens qui défendront sa cause et la protégeront. Toujours? Il n’est pas sûr que dure encore longtemps cette voie des astuces.
Michel, le cul dans son fauteuil, représentant des Etats membres, humiliait la déléguée du pouvoir autonome de l’Union
La faiblesse du géant, avec ses lourdeurs, ses lenteurs et ses hésitations, est inscrite dans ses institutions. Pourtant, malgré le carcan des traités, quelque chose est sans doute en train de muter dans l’Union, sous l’effet momentané de la pandémie, et plus profondément d’une configuration géopolitique bouleversée et plus brutale.
Dans les mots, ce changement avait déjà commencé. Emmanuel Macron rêvait tout haut de souveraineté européenne et de son poids dans le monde. Inspirée par Donald Trump, Angela Merkel se mettait à dire que le moment était venu pour les Européens de prendre réellement leur destin en main. Et Josep Borrell, le patron de la politique extérieure de l’Union, répète depuis un bout de temps qu’elle doit enfin «apprendre le langage de la puissance».
C’était le discours. Puis sont venues les baffes. Borrell se rend à Moscou en février pour parler d’Alexeï Navalny qui vient d’être condamné: il est accueilli et humilié par l’expulsion de diplomates européens. L’UE, sensible à ce qui se passe au Xinjiang, prend quelques sanctions indolores contre des sousfifres provinciaux: la réplique chinoise est à la puissance dix. Joe Biden prend la décision spectaculaire de retirer ses troupes d’Afghanistan: il n’en informe même pas les Européens, qui avaient manifesté leur solidarité avec les EtatsUnis dès le 11 septembre 2001 et ont encore sur le terrain plus de soldats que les Américains.
L’Union est un paillasson sur lequel on s’essuie les pieds. Il est possible qu’elle en ait finalement réellement pris conscience. Et qu’elle ne peut plus, par exemple à l’égard de la Chine, se comporter comme une Suisse qui file doux et avale sans broncher les remontrances de l’ambassadeur de Pékin à Berne. Elle ne peut plus demeurer passive et indifférente à ce qui se passe au sud et à l’est de la Méditerranée où toutes sortes de soudards se baladent en terrain conquis. L’aventure solitaire franco-britannique sans suites en Libye est une cuisante leçon: le pays est dépecé, terrain rêvé des passeurs de l’immigration clandestine. L’Union ne peut plus, comme dit Josep Borrell, se contenter de «signer des chèques en blanc» au Sahel pour accompagner la campagne militaire sans lendemain d’un de ses membres.
On pourrait multiplier les exemples d’alarme et de réveil. L’autre gifle, reçue par Ursula von der Leyen à Ankara, quand la présidente de la Commission européenne s’est retrouvée debout, sans siège devant des assis, le Turc Recep Tayyip Erdogan et le Belge Charles Michel, président du Conseil européen, était d’une autre nature. On y a vu un affront à une femme. En fait, Michel, le cul dans son fauteuil, représentant des Etats membres, humiliait la déléguée du pouvoir autonome de l’Union.
C’est cela qui ne peut plus durer. Et la pandémie est venue mettre son sceau douloureux sur cette évidence. La Commission a dû s’emparer dans l’urgence du dossier de la santé, compétence que les Etats lui avaient refusée jusqu’alors. On lui reproche maintenant la naïveté trop scrupuleuse qu’elle a montrée en négociant les achats de vaccins. Mais on imagine la terrifiante foire d’empoigne que ç’aurait été si les Etats avaient conservé cette prérogative. Et dans la foulée, le virus déstabilisant pour tous a eu l’inattendu mérite d’ouvrir la voie à un plan collectif de relance, puis pour la première fois à un énorme emprunt commun, et enfin à des ressources propres nouvelles pour l’Union. Ces moyens considérables inaugurent une sorte de planification européenne des investissements, à la fois pour éviter les gaspillages et diriger les fonds dans des domaines dont dépend l’avenir (puissant?) du continent: la recherche, les microprocesseurs, l’hydrogène, etc.
Dans un monde fracturé et tourmenté, face à des forces hostiles, l’Europe de l’Union se met à comprendre qu’elle peut et doit tenir un rôle majeur. Elle était un foyer d’où rayonnait le savoir, la culture, et les conquêtes brutales dont elle est revenue, abaissée. Si elle en a l’ambition et la puissance, elle peut être un coeur rayonnant de culture, de démocratie et de droit.
C’est un long chemin. Mais s’il est réellement pris, les aigreurs nationalistes et les privilèges salariaux de Lilliput deviendront un peu plus difficiles à défendre. Gulliver s’est levé.