«Nous formons un petit orchestre»
Dimanche, au troisième jour du Grand Prix d’ouverture de la saison des TF35, ces catamarans montés sur foils considérés comme les F1 du Léman, le tacticien d’Alinghi confie au «Temps» certaines stratégies de course
Dimanche matin, le lac formait une tache d’huile au large de Nyon. La situation rappelait celle du samedi, du vendredi et du jeudi. Temps maussade, humide. Pas de vent. Pour une régate, même si elle est destinée à des bateaux qui fusent à la moindre brise, ce n’est pas l’idéal.
Ces bateaux justement, ce sont les TF35, des catamarans munis de foils qui promettent des merveilles sur le Léman. Samedi pour la première fois, les sept monotypes se sont mesurés les uns aux autres pendant trois manches au large de Nyon, dans un vent faible qui imposait de déployer toutes les astuces nécessaires pour se démarquer de ses concurrents. D’abord devancée par l’équipe Realteam, Alinghi s’est finalement imposée en remportant deux courses. Quelques heures avant l’annulation de la régate dominicale, Le Temps a tenté de s’enquérir des stratégies établies par Nicolas Charbonnier, le tacticien de l’équipe.
Votre journée de course, samedi, s’est faite crescendo. D’abord, vous finissez deuxième et, finalement, vous devancez vos poursuivants de 4 minutes. Que s’est-il passé?
Les conditions de vent, samedi, étaient légères. Le but était donc de voler, car sur les TF35, la différence de vitesse est très prononcée à partir du moment où les coques sont hors de l’eau. On a d’ailleurs pu observer les différentes stratégies de chacun. Lors de la remontée contre le vent, certains ont opté pour la vitesse en s’éloignant du vent, donc en choisissant un itinéraire plus long. D’autres se sont rapprochés de l’axe du vent pour parcourir, moins vite, une distance plus courte. C’est souvent un pari et le résultat s’observe quelques minutes plus tard. Apparemment, nous avons fait les bons choix.
En quoi consiste le rôle du tacticien sur un TF35?
Par vent faible, comme samedi, je suis souvent mis à rude épreuve, car c’est à moi de repérer les endroits où il y a le plus de vent pour que le bateau avance le mieux. Si le vent avait été plus homogène, mon travail aurait été plus concentré sur notre placement par rapport à nos concurrents. Je donne donc des informations au barreur pour situer le mieux possible le bateau par rapport au parcours, au vent et aux adversaires. Selon tout cela, je décide du nombre de manoeuvres à faire pour être le plus efficace possible. Parfois je suis très sûr de mes choix et, d’autres fois, ces derniers sont l’aboutissement d’une discussion partagée avec toute l’équipe. On échange beaucoup et la performance du bateau est issue d’un travail commun, y compris de celui du barreur et des régleurs de voile.
Donc vous, vous ne bougez pas vraiment sur le bateau.
Ah! non, au contraire! Sur certains bateaux avec plus de marins, le tacticien n’a que cette mission. Sur le TF35, je participe aux manoeuvres. Nous avons tous les six un rôle spécifique tout en intervenant dans le travail des autres.
Les bouées autour desquelles vous êtes censés tourner, après des premiers bords tirés face au vent, sont placées juste au moment du départ. Vous devez donc improviser votre itinéraire de course à la dernière minute.
TACTICIEN DE L‘ÉQUIPE ALINGHI
«On échange beaucoup. La performance du bateau est issue d’un travail commun»
Oui. Tout se fait pendant la course. Mais de nombreux choix effectués sur la ligne de départ sont décisifs. On choisit de quel côté du vent on veut naviguer, par exemple. Selon les rivages du lac, il y a des bords sur lesquels le vent est plus fort. On peut ensuite décider de tourner autour de la bouée de notre choix. Ce choix dépendra non seulement du vent que l’on aura au retour, avec le vent portant, mais aussi de celui opéré par les autres concurrents, donc toutes les décisions sont prises à la seconde.
Est-ce que vous avez développé un vocabulaire particulier pour communiquer de façon efficace entre les membres de l’équipage? Cela fait dix ans qu’on navigue ensemble. Donc, inévitablement, nous avons créé notre façon de communiquer. Mais cela s’est fait naturellement. Si quelqu’un de nouveau se joint à nous, il comprendra rapidement. Chaque équipe a son rythme de communication spécifique. Nous, à force de se connaître, on sait tous ce dont les autres ont besoin. Nous formons un petit orchestre.
Cette cohésion est-elle l’avantage d’Alinghi?
Sans doute. Au-delà du fait que chaque marin a des compétences personnelles remarquables, on navigue toujours ensemble et on se connaît bien. Par ailleurs, nous nous remettons souvent en question et cherchons continuellement à nous améliorer. Cela crée une énergie de groupe très avantageuse.
Chaque équipe a navigué de son côté pendant une année. Jeudi, pour la première fois, tous les bateaux étaient en même temps sur l’eau. C’était l’occasion de comparer les techniques mises en place par chacun. Quel constat avez-vous fait?
C’est vrai qu’entre différentes équipes, on s’observe et parfois on essaie les méthodes des autres. Mais pour l’heure, nous avons encore eu trop peu d’expériences partagées pour pouvoir le faire. Ce, d’autant plus que ces deux jours, le vent était faible. Nous n’avons donc pas forcément eu de surprise en observant les pratiques des autres bateaux. Tout peut changer avec des conditions de bise forte, par exemple.
Sur les trois jours de régate prévus, le premier a été annulé par manque de vent. Ce dimanche, le lac semble être très calme. Quels sont vos sentiments avec ce temps morose?
Vous savez, notre métier a toujours été dicté par la nature. Qu’il y ait du vent ou pas, cela fait partie du jeu. Nous naviguons tous depuis notre enfance, nous sommes donc habitués à nous adapter aux conditions. Quand il y a beaucoup de vent, nous adaptons notre navigation. Typiquement, sur un TF35, on essaie de voler moins haut. Et lorsqu’il faut attendre, comme aujourd’hui, l’essentiel est de rester concentré et de ne pas perdre l’influx nerveux afin d’être affûté au moment de la course.
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