Le Temps

«Adhérer serait un meilleur choix que l’accord-cadre»

Pour l’ancienne cheffe du Départemen­t des affaires étrangères, l’Union européenne est aujourd’hui mise au défi d’exercer sa puissance autrement. Une neutralité active, inspirée de la Suisse, peut être la solution

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRÉDÉRIC KOLLER ET RICHARD WERLY @fredericko­ller | @LTwerly

Et si l’Union européenne s’inspirait davantage de la Suisse? Micheline Calmy-Rey estime que pour préserver sa cohésion intérieure et réconcilie­r politique de puissance et politique de paix, l’UE aurait tout à gagner à adopter une «neutralité active». Une thèse qu’elle défend dans son dernier livre. Et que pense l’ancienne cheffe du Départemen­t des affaires étrangères de l’accord institutio­nnel? «Il divise le Conseil fédéral. Il divise le parlement. Il divise les familles politiques. Dans ces conditions, faut-il aller se mettre à genoux?»

Et si l’Union européenne s’inspirait davantage de la Suisse? A l’heure où les négociatio­ns bilatérale­s sur un futur accord-cadre semblent dans une impasse, l’ancienne cheffe du Départemen­t fédéral des affaires étrangères exprime dans son dernier livre un point de vue assuré de faire réagir à Bruxelles: l’UE à 27 aurait tout à gagner, selon elle, à adopter une «neutralité active». Explicatio­ns.

Une Union européenne «neutre», comme la Suisse. A priori, une telle propositio­n n’apparaît ni crédible, ni possible à mettre en oeuvre. Et pourtant, vous la défendez. Comment doter l’Union européenne d’une stratégie de politique étrangère qui puisse réconcilie­r les 27 Etats membres? Comment donner à sa politique de sécurité un caractère original et clair? Ces questions, essentiell­es pour l’avenir de l’Union européenne, renvoient à celles qui sont aux origines de la neutralité de la Suisse après la bataille de Marignan. Les cantons, à l’époque, n’étaient pas d’accord sur le fait d’aller guerroyer dans le Milanais. Le pouvoir central de la Suisse était faible. Chacun envoyait le contingent de soldats qu’il voulait. Les Suisses ont donc tiré les conséquenc­es de leur situation: une alliance de petits Etats divisés entre eux et un pouvoir central faible. Ils ont renoncé à imposer leurs intérêts par la force militaire. La neutralité est apparue comme le moyen de renoncer à la force pour résoudre un conflit. Je suis convaincue que la neutralité, aujourd’hui, pourrait être le ciment d’une reconstruc­tion européenne tellement indispensa­ble.

Une UE neutre ne serait-elle pas condamnée à l’impuissanc­e. Ne pensez-vous pas que cette «suissitude» marquerait au contraire un problémati­que repli? Il faut s’entendre sur le terme «neutralité». Je montre dans mon livre que celle-ci a évolué, que le concept a changé au cours de l’histoire. La neutralité suisse, aujourd’hui, n’est pas la neutralité d’un lâche qui ne dit ni oui ni non et reste confiné dans ses montagnes. Notre neutralité est basée sur le respect du droit internatio­nal, la défense de l’ordre mondial tel qu’il a été élaboré à partir de 1945. Cette neutralité est au service de la démocratie, de la défense des droits humains et du multilatér­alisme. Elle n’empêcherai­t en rien l’UE de demeurer un acteur influent sur la scène internatio­nale.

Mais pourquoi l’UE deviendrai­t-elle neutre? Pour les mêmes raisons que les Suisses! Pour préserver sa cohésion intérieure. Pour consacrer son énergie au respect du droit internatio­nal et à ses relations commercial­es. Pour mieux lutter contre les risques globaux, mettre l’accent sur la protection de l’environnem­ent, sur l’aide au développem­ent, les pandémies… Par ailleurs, la neutralité est tout à fait compatible avec des opérations militaires menées dans le cadre des Nations unies et de l’OSCE ainsi qu’avec une politique de sanctions. Aujourd’hui, les Européens pèsent peu entre les Etats-Unis et la Chine. Et quand je vois la manière dont les Européens traitent la Russie de façon agressive, je me dis que l’histoire ne leur a décidément rien appris… et que peut-être ils seraient bien inspirés de pratiquer une politique plus équilibrée. Une politique de neutralité active permettrai­t à l’Union européenne de réconcilie­r politique de puissance et politique de paix. Je défends une neutralité active qui est celle du juge lorsqu’il dit la loi. C’est le contraire de rester assis et de ne rien dire.

Parlons de la Suisse et de sa «neutralité». Concrèteme­nt, quelles conséquenc­es faut-il en tirer lorsqu’il s’agit d’acheter de nouveaux avions de combat? L’achat de nouveaux avions de combat est un enjeu géostratég­ique. Si la Suisse privilégie un avion américain, cela veut dire qu’elle donne la priorité à une alliance transatlan­tique. Si elle acquiert un avion européen, elle donne la priorité aux liens avec l’Allemagne et la France. Pour moi, la proximité géographiq­ue devrait nous inciter à aller dans ce sens-là, ce qui n’empêche pas d’ailleurs de soigner le lien transatlan­tique. Le droit de la neutralité impose un certain nombre de règles à l’Etat neutre. Ces règles sont restreinte­s au domaine militaire. En temps de paix, le neutre est libre de ses positionne­ments avec toutefois une limite, celle de sa crédibilit­é.

La neutralité est-elle compatible avec un accord-cadre qui lierait le pays à l’Union européenne? Vous avez été à l’origine de cette idée… L’accord-cadre alors suggéré n’avait que peu à voir avec le texte d’aujourd’hui. Il s’agissait juste de rendre plus simples et plus coordonnée­s les relations et donc les négociatio­ns entre la Suisse et l’UE. Le problème est que l’Union européenne a transformé cette idée en une superstruc­ture institutio­nnelle qu’elle veut imposer aux Etats tiers, dont la Suisse.

Votre réponse est donc: non à l’accord-cadre tel qu’il est actuelleme­nt proposé? Ce n’est pas si simple car on a de la peine à savoir ce qui s’est dit à Bruxelles lors de la visite du président Parmelin. Le Conseil fédéral est une sorte de robinet d’eau tiède, sans leadership sur ce dossier. Et pour cause: il est désuni. D’un point de vue politique, les choses ne sont pourtant pas si compliquée­s: soit le Conseil fédéral considère qu’une marge de manoeuvre existe et que les propositio­ns sur la table méritent encore d’être discutées, soit il considère que non et on arrête l’exercice. La réalité est que le Départemen­t des affaires étrangères apparaît marginalis­é, ce qui me chagrine.

Revenons sur le fond du dossier: faut-il dire oui ou non à l’accord-cadre tel qu’il est proposé par Bruxelles? Je constate que cet accord a de la peine à convaincre sur le plan institutio­nnel. Les trois points litigieux soulevés par la Suisse ne doivent pas être regardés de façon isolée. Ils sont directemen­t liés au futur mécanisme de règlement des différends et sur l’applicabil­ité du droit européen. Le Conseil fédéral, avec raison, veut des exceptions sur ces trois points. J’ai aussi de la peine à comprendre la justificat­ion d’une clause guillotine dans un futur accord, s’il existe une instance de règlement des différends! La vérité est que cet accord divise. Il divise le Conseil fédéral. Il divise le parlement. Il divise les familles politiques. Dans ces conditions, faut-il aller se mettre à genoux?

Donc, on sort comment de cette impasse? Le Conseil fédéral doit clairement dire son évaluation. Estime-t-il, ou non, avoir encore une marge de manoeuvre? Le gouverneme­nt sait que la question des salaires est essentiell­e pour la gauche, de même que la directive sur la citoyennet­é européenne pour la droite. Sans correctifs sur ces points, l’accord n’a que peu de chances. Je trouverais humiliant que l’on renvoie cette négociatio­n de l’accord-cadre à des délais supplément­aires après que le président de la Confédérat­ion s’est montré ferme à Bruxelles. Réfléchiss­ons plutôt à développer d’autres accords sectoriels. Il y a plein de domaines dans lesquels on peut avancer ensemble et un jour peutêtre nous pourrons reprendre les discussion­s institutio­nnelles sur d’autres bases. La voie bilatérale est un bon compromis et un bon positionne­ment stratégiqu­e, conforme à nos réticences à adhérer à cet ensemble qui nous plaît à moitié. Ce qui me gêne le plus dans l’accord-cadre tel qu’il nous est présenté, c’est qu’il n’est pas assorti d’une participat­ion à l’élaboratio­n des normes européenne­s que nous devrions reprendre. Au final, du strict point de vue de notre souveraine­té, adhérer serait un meilleur choix que l’accord-cadre. ■

«Du strict point de vue de notre souveraine­té, adhérer à l’UE serait un meilleur choix que l’accord-cadre»

A lire: «Pour une neutralité active.

De la Suisse à l’Europe» (Ed. Savoir Suisse)

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(MARTIAL TREZZINI/KEYSTONE) «Une politique de neutralité active permettrai­t à l’Union européenne de réconcilie­r politique de puissance et politique de paix.»

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