«Adhérer serait un meilleur choix que l’accord-cadre»
Pour l’ancienne cheffe du Département des affaires étrangères, l’Union européenne est aujourd’hui mise au défi d’exercer sa puissance autrement. Une neutralité active, inspirée de la Suisse, peut être la solution
Et si l’Union européenne s’inspirait davantage de la Suisse? Micheline Calmy-Rey estime que pour préserver sa cohésion intérieure et réconcilier politique de puissance et politique de paix, l’UE aurait tout à gagner à adopter une «neutralité active». Une thèse qu’elle défend dans son dernier livre. Et que pense l’ancienne cheffe du Département des affaires étrangères de l’accord institutionnel? «Il divise le Conseil fédéral. Il divise le parlement. Il divise les familles politiques. Dans ces conditions, faut-il aller se mettre à genoux?»
Et si l’Union européenne s’inspirait davantage de la Suisse? A l’heure où les négociations bilatérales sur un futur accord-cadre semblent dans une impasse, l’ancienne cheffe du Département fédéral des affaires étrangères exprime dans son dernier livre un point de vue assuré de faire réagir à Bruxelles: l’UE à 27 aurait tout à gagner, selon elle, à adopter une «neutralité active». Explications.
Une Union européenne «neutre», comme la Suisse. A priori, une telle proposition n’apparaît ni crédible, ni possible à mettre en oeuvre. Et pourtant, vous la défendez. Comment doter l’Union européenne d’une stratégie de politique étrangère qui puisse réconcilier les 27 Etats membres? Comment donner à sa politique de sécurité un caractère original et clair? Ces questions, essentielles pour l’avenir de l’Union européenne, renvoient à celles qui sont aux origines de la neutralité de la Suisse après la bataille de Marignan. Les cantons, à l’époque, n’étaient pas d’accord sur le fait d’aller guerroyer dans le Milanais. Le pouvoir central de la Suisse était faible. Chacun envoyait le contingent de soldats qu’il voulait. Les Suisses ont donc tiré les conséquences de leur situation: une alliance de petits Etats divisés entre eux et un pouvoir central faible. Ils ont renoncé à imposer leurs intérêts par la force militaire. La neutralité est apparue comme le moyen de renoncer à la force pour résoudre un conflit. Je suis convaincue que la neutralité, aujourd’hui, pourrait être le ciment d’une reconstruction européenne tellement indispensable.
Une UE neutre ne serait-elle pas condamnée à l’impuissance. Ne pensez-vous pas que cette «suissitude» marquerait au contraire un problématique repli? Il faut s’entendre sur le terme «neutralité». Je montre dans mon livre que celle-ci a évolué, que le concept a changé au cours de l’histoire. La neutralité suisse, aujourd’hui, n’est pas la neutralité d’un lâche qui ne dit ni oui ni non et reste confiné dans ses montagnes. Notre neutralité est basée sur le respect du droit international, la défense de l’ordre mondial tel qu’il a été élaboré à partir de 1945. Cette neutralité est au service de la démocratie, de la défense des droits humains et du multilatéralisme. Elle n’empêcherait en rien l’UE de demeurer un acteur influent sur la scène internationale.
Mais pourquoi l’UE deviendrait-elle neutre? Pour les mêmes raisons que les Suisses! Pour préserver sa cohésion intérieure. Pour consacrer son énergie au respect du droit international et à ses relations commerciales. Pour mieux lutter contre les risques globaux, mettre l’accent sur la protection de l’environnement, sur l’aide au développement, les pandémies… Par ailleurs, la neutralité est tout à fait compatible avec des opérations militaires menées dans le cadre des Nations unies et de l’OSCE ainsi qu’avec une politique de sanctions. Aujourd’hui, les Européens pèsent peu entre les Etats-Unis et la Chine. Et quand je vois la manière dont les Européens traitent la Russie de façon agressive, je me dis que l’histoire ne leur a décidément rien appris… et que peut-être ils seraient bien inspirés de pratiquer une politique plus équilibrée. Une politique de neutralité active permettrait à l’Union européenne de réconcilier politique de puissance et politique de paix. Je défends une neutralité active qui est celle du juge lorsqu’il dit la loi. C’est le contraire de rester assis et de ne rien dire.
Parlons de la Suisse et de sa «neutralité». Concrètement, quelles conséquences faut-il en tirer lorsqu’il s’agit d’acheter de nouveaux avions de combat? L’achat de nouveaux avions de combat est un enjeu géostratégique. Si la Suisse privilégie un avion américain, cela veut dire qu’elle donne la priorité à une alliance transatlantique. Si elle acquiert un avion européen, elle donne la priorité aux liens avec l’Allemagne et la France. Pour moi, la proximité géographique devrait nous inciter à aller dans ce sens-là, ce qui n’empêche pas d’ailleurs de soigner le lien transatlantique. Le droit de la neutralité impose un certain nombre de règles à l’Etat neutre. Ces règles sont restreintes au domaine militaire. En temps de paix, le neutre est libre de ses positionnements avec toutefois une limite, celle de sa crédibilité.
La neutralité est-elle compatible avec un accord-cadre qui lierait le pays à l’Union européenne? Vous avez été à l’origine de cette idée… L’accord-cadre alors suggéré n’avait que peu à voir avec le texte d’aujourd’hui. Il s’agissait juste de rendre plus simples et plus coordonnées les relations et donc les négociations entre la Suisse et l’UE. Le problème est que l’Union européenne a transformé cette idée en une superstructure institutionnelle qu’elle veut imposer aux Etats tiers, dont la Suisse.
Votre réponse est donc: non à l’accord-cadre tel qu’il est actuellement proposé? Ce n’est pas si simple car on a de la peine à savoir ce qui s’est dit à Bruxelles lors de la visite du président Parmelin. Le Conseil fédéral est une sorte de robinet d’eau tiède, sans leadership sur ce dossier. Et pour cause: il est désuni. D’un point de vue politique, les choses ne sont pourtant pas si compliquées: soit le Conseil fédéral considère qu’une marge de manoeuvre existe et que les propositions sur la table méritent encore d’être discutées, soit il considère que non et on arrête l’exercice. La réalité est que le Département des affaires étrangères apparaît marginalisé, ce qui me chagrine.
Revenons sur le fond du dossier: faut-il dire oui ou non à l’accord-cadre tel qu’il est proposé par Bruxelles? Je constate que cet accord a de la peine à convaincre sur le plan institutionnel. Les trois points litigieux soulevés par la Suisse ne doivent pas être regardés de façon isolée. Ils sont directement liés au futur mécanisme de règlement des différends et sur l’applicabilité du droit européen. Le Conseil fédéral, avec raison, veut des exceptions sur ces trois points. J’ai aussi de la peine à comprendre la justification d’une clause guillotine dans un futur accord, s’il existe une instance de règlement des différends! La vérité est que cet accord divise. Il divise le Conseil fédéral. Il divise le parlement. Il divise les familles politiques. Dans ces conditions, faut-il aller se mettre à genoux?
Donc, on sort comment de cette impasse? Le Conseil fédéral doit clairement dire son évaluation. Estime-t-il, ou non, avoir encore une marge de manoeuvre? Le gouvernement sait que la question des salaires est essentielle pour la gauche, de même que la directive sur la citoyenneté européenne pour la droite. Sans correctifs sur ces points, l’accord n’a que peu de chances. Je trouverais humiliant que l’on renvoie cette négociation de l’accord-cadre à des délais supplémentaires après que le président de la Confédération s’est montré ferme à Bruxelles. Réfléchissons plutôt à développer d’autres accords sectoriels. Il y a plein de domaines dans lesquels on peut avancer ensemble et un jour peutêtre nous pourrons reprendre les discussions institutionnelles sur d’autres bases. La voie bilatérale est un bon compromis et un bon positionnement stratégique, conforme à nos réticences à adhérer à cet ensemble qui nous plaît à moitié. Ce qui me gêne le plus dans l’accord-cadre tel qu’il nous est présenté, c’est qu’il n’est pas assorti d’une participation à l’élaboration des normes européennes que nous devrions reprendre. Au final, du strict point de vue de notre souveraineté, adhérer serait un meilleur choix que l’accord-cadre. ■
«Du strict point de vue de notre souveraineté, adhérer à l’UE serait un meilleur choix que l’accord-cadre»
A lire: «Pour une neutralité active.
De la Suisse à l’Europe» (Ed. Savoir Suisse)