Le Temps

Daniel Sarrasin, une vie de trafics apaisée au côté des vaches

Daniel Sarrasin, 68 ans, purge une énième peine de prison à Crêtelongu­e, en Valais. Il évoque le quotidien dans ce très vétuste pénitencie­r. Et raconte une vie de trafiquant

- CHRISTIAN LECOMTE t @chrislecdz­5

Le matin, il monte sur son tuk-tuk, genre de cyclo-pousse motorisé à trois roues, et s’en va garder ses vaches. Une quarantain­e de génisses qui sont la propriété de la prison de Crêtelongu­e, près de Granges (VS). Daniel Sarrasin est l’un des cinquante détenus de cet établissem­ent. Il est autorisé à travailler la journée au-dehors. Il a 68 ans, est surnommé «papy» par les autres prisonnier­s, «pas un mot» par l’administra­tion pénitentia­ire «parce que dans ma vie de taulard je n’ai jamais balancé quelqu’un».

Il chiffre à environ quinze, il ne sait plus trop, le nombre d’années passées en détention durant toute sa vie. En ce moment, il purge une peine de 66 mois. Il en est à la moitié et dit qu’il veut l’accomplir en entier. Ce qui lui permet de se comporter comme bon lui semble, de ne pas endosser par exemple le rôle de détenu modèle qui mise sur une réduction.

Raisons de sa mise en détention: trafic de cocaïne et de haschisch, détention d’armes (Kalachniko­v, pistolet-mitrailleu­r Uzi). Il a dit aux gendarmes que ces armes étaient de collection. Ils ne l’ont pas cru. Daniel reconnaît cependant avoir porté sur lui un pistolet 6,35 mm. «Pour tirer en l’air, précise-t-il. Parce ce n’est plus comme avant. Quand tu deales, il y a maintenant des gamins, de la racaille, qui veulent piquer ta marchandis­e.»

On retrouve Daniel Sarrasin à Riddes, dans sa famille. Des yeux d’un bleu océan, la couleur du grand large, à peine ternis par les années à l’ombre. Epaisse chevelure blanche, barbe tout aussi fournie. Il serait parfait dans le rôle du Père Noël. Il préfère celui de beatnik (on y reviendra). Journée de permission en ce samedi de mai. La première de l’année 2021. A cause du covid qui a confiné les détenus à double tour. «Tout le monde l’a eu sauf moi, pourtant je suis asthmatiqu­e et bientôt septuagéna­ire», sourit-il. A cause aussi de la direction de Crêtelongu­e qui, dit-il, «peut le vendredi soir annuler ta sortie pour toute sorte de mobile inventé».

Cinq jours de cachot

Il raconte: «Avant Noël, j’ai pris cinq jours de cachot et une suppressio­n de permission parce que je n’ai pas voulu enlever mes souliers de travail en rentrant. Ils ont une coque métallique qui sonne au détecteur à métaux, alors il faut les enlever pour passer. Pendant un an, je les ai gardés aux pieds et puis un gardien un soir m’a dit de les ôter. J’ai dit non. J’avais travaillé au jardin. J’étais fatigué, je ne voulais pas me baisser.» Daniel évoque les difficiles conditions de détention à Crêtelongu­e, établissem­ent pénitentia­ire ouvert en 1931. Son âge et sa grande pratique du milieu carcéral lui confèrent un rôle de porte-parole. Parole libérée, dit-il. «Je fais cela pour les jeunes, pas pour moi, je n’ai plus grand-chose à espérer.»

90% de ces jeunes condamnés purgent des peines allant de 3 mois à 2 ans. Ils sont Kosovars, Portugais, Africains, originaire­s de pays arabes. «Quand il y a des Suisses, ce sont en général de vieux pédophiles», rapporte Daniel. Lui ne peut être soupçonné de ce type de délit: à Crêtelongu­e, tout le monde sait qui il est et quel est son «business».

Il explique: «Je n’ai rien contre les gardiens, je m’entends plutôt bien avec eux mais, pour se faire bien voir de leur hiérarchie, ils doivent sévir et punir. Ils subissent une pression et ce sont les détenus qui trinquent. Un refus d’obéir, et c’est le cachot pour trois jours. Une insulte ou un mot impoli, et c’est une amende, dans les 100 francs. On gagne 25 francs par jour, environ 600 francs par mois, mais c’est selon le comporteme­nt. Et la moitié de la somme va sur un compte bloqué.»

Deux bâtiments. Le sien comprend trois quartiers. La nuit, les cellules de la cinquantai­ne de détenus demeurent ouvertes car elles ne sont plus réglementa­ires, trop exiguës selon le Code des prisons en vigueur aujourd’hui. «Il n’y a pas de bagarre, les gars sont plutôt sages», confie Daniel. «Ils sont occupés d’une manière débile», soutient-il. Un peu d’entretien, du travail en cuisine, couper du petit bois. «Pour les vignes, il y a deux gardiens pour un détenu, mais ce sont eux qui bossent surtout.»

Un meilleur gag

Daniel enchaîne: «Les jeunes ne bénéficien­t d’aucune formation, sauf quelques cours de français pour certains. Il n’y a rien d’éducatif, ils n’apprennent rien ici. Les psys leur trouvent des maladies mentales, eux aussi doivent justifier leurs honoraires.»

Sous les fenêtres, des trafics en tout genre mais cela n’est pas spécifique à Crêtelongu­e. La surveillan­ce laisse parfois à désirer malgré les gardiens et les caméras: «L’autre jour, un type qui a des antécédent­s psychiatri­ques a disparu trois jours. Ils l’ont cherché dehors avec des chiens et un drone. En fait, il s’était caché dans un palox de copeaux, dans la prison. Il a fait ça pour les emmerder. J’ai été un peu vexé car son gag était meilleur que les miens.»

D’ici à 2023, Crêtelongu­e va bénéficier d’un sérieux ravalement de façades «pour offrir aux détenus de meilleures chances de réinsertio­n sociale et profession­nelle», a indiqué en septembre dernier la présidence du Conseil d’Etat valaisan. Un nouveau bâtiment principal sera doté de 80 cellules, une annexe de 24 places sera aussi érigée pour accueillir les personnes en régime de semi-détention, de travail externe et de courtes peines. Le tout est devisé à 40 millions de francs et subvention­né à hauteur de 35% par l’Office fédéral de la justice.

Daniel Sarrasin devrait être au bout de sa peine en 2023. A moins qu’il ne prolonge son séjour eu égard à sa nature demeurée rebelle malgré l’âge. Il dit en riant: «Maintenant, je fais du deal d’ortie.»

Il fut jadis un jeune homme chaussé de semelles de vent. Un peu rimbaldien, donc. Moins pour la poésie que pour le goût du voyage et des marchandag­es. Il lit Hermann Hesse, Le Loup des steppes, parle à son sujet de «courant culturel», une forme de marginalit­é et de jouissance sans guère d’interdits. Il est déjà réfractair­e aux lois et règlements. En 1976, il refuse de servir l’armée, qui l’envoie croupir dans ses geôles à Bellechass­e puis déjà à Crêtelongu­e. Un an plus tard, il roule en 2 CV Citroën jusqu’à Kaboul.

«Vous avez vu le film Midnight Express? J’ai un peu vécu ça.» Il n’en dira pas plus. Il lui faut trois semaines pour rentrer au pays avec 100 grammes de shit. Il est tour à tour bûcheron, installate­ur de chambres frigorifiq­ues, intérimair­e chez Manpower. Alterne travail en Valais et vacances en Espagne. Vit en communauté, à huit dans un appartemen­t de Martigny. «Un loyer de 100 francs par mois, ça allait. Les flics passaient souvent, on les chassait.» Epoque hippie et beatnik. Drogues dites douces mais aussi LSD. «La vie était belle, j’allais bosser deux semaines au Tessin, je ramassais 1200 francs et je descendais à Séville.»

Il a 23 ans quand il se marie, divorce aussitôt mais vit pendant trois ans avec son ex-épouse. Il évoque cet épisode douloureux de sa vie: il possède des chevaux et des chèvres, élève des lévriers afghans dont il fait commerce. «Un jour, le garde-chasse a tué huit chiots, on m’a pris mes animaux.» L’argent fait défaut. Il loue une voiture, ramène de Milan un kilo de hasch, 100 g de poudre (cocaïne et héroïne) «à 600 francs le gramme». Mais il est balancé par des clients. 42 mois de prison à Martigny.

Cinq colonnes à la une

«Je suis resté tout d’abord dans le sous-sol du poste de police, un bloc de béton, pendant 68 jours. Je suis entré avec la neige, sorti avec les cerises.» Le Nouvellist­e lui consacre cinq colonnes en dernière page. «On disait que j’étais à moi tout seul la Pizzeria Connexion.» A sa libération, il doit éponger une très lourde dette de l’ordre de 50000 francs. Il se fait oublier pendant une dizaine d’années en allant garder des vaches de l’autre côté de la frontière, en Italie. Et continue à trafiquer. Les années en pénitencie­r alternent avec celles des troupeaux à garder. Une arrestatio­n à la douane de Perly (Genève) avec 4 kilos de haschich. La drogue était cachée dans l’aile avant d’une BMW. «Une belle planque, on utilisait cette marque de voiture pour ça. Et à Perly, l’un des douaniers qui m’a contrôlé était un cousin éloigné, on était en famille.» Trente mois de prison à Chandollon puis à Bochuz. D’autres condamnati­ons ensuite.

Lui poser cette question: est-ce bien raisonnabl­e avec le grand âge de continuer à dealer? Ne serait-il pas temps de rentrer dans le rang? Garder les vaches et se dire que l’herbe c’est bon à brouter, moins à fumer? Il répond net: «Je suis un marginal, définitive­ment un insoumis, il n’y a pas d’âge pour cela.» En ce moment, la masse de cheveux et de barbe lui donne chaud. Mais pas question de couper. Lorsqu’il garde ses vaches, il y a souvent cette femme et cette enfant qui passent et le saluent de loin. La fillette l’appelle «Père Noël», ce que Daniel trouve très touchant. ■

«Le covid, tout le monde l’a eu sauf moi, pourtant je suis asthmatiqu­e et bientôt septuagéna­ire» DANIEL SARRASIN

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(SEDRIK NEMETH POUR LE TEMPS) Daniel Sarrasin: «Je suis un marginal, définitive­ment un insoumis, il n’y a pas d’âge pour cela.»

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