Sandrine Pelletier et Jean Otth, dialogues fragmentés à Lausanne
Au MCBA, une installation de Sandrine Pelletier et des oeuvres de Jean Otth ouvrent un dialogue inattendu et stimulant
◗ Lorsqu’elle a découvert l’Espace Projet du Musée cantonal des beauxarts de Lausanne (MCBA), un lieu que peuvent s’approprier les lauréats et lauréates du Prix Gustave Buchet, Sandrine Pelletier y a vu une serre, baignée de lumière grâce à une grande baie vitrée. Mais le volume «fonctionnel», la neutralité de l’espace relèvent pourtant davantage selon elle du «white cube», espace propre aux galeries et aux lieux d’exposition où murs et plafond sont pensés pour ne pas interférer dans l’appréhension de l’oeuvre, destinée à «remplir» un dispositif rendu vide intentionnellement. Un beau défi pour une plasticienne qui s’est fait remarquer pour des sculptures conçues pour des environnements peu communs, tels qu’un glacier, un désert ou encore une église et une grange.
Fort heureusement, l’artiste, distinguée par le Prix Buchet pour la qualité de ses installations, s’est immédiatement laissé embarquer par cette ambiance de laboratoire pour offrir au visiteur un palais des glaces dont il ne resterait que des fragments, réunis, voire «rangés» sur des structures métalliques qui agencent le volume et créent des couloirs de cheminement prudent. Sandrine Pelletier a en effet conçu – avec l’aide du maître verrier Pascal Moret – un monument de verre, intitulé The Cristal Jaw, dont la puissance d’évocation est destinée à disparaître puisque les oeuvres présentées dans l’Espace Projet ont pour règle d’être temporaires. Ce monument peut également être vu comme une «réserve» de décombres, vestiges d’un édifice qui aurait été détruit à une époque indéfinie, qu’elle soit passée ou, peutêtre, future.
ÉCLATS IRISÉS
Virtuose dans l’art de canonner la matière, de la soumettre à l’épreuve du feu et des acides, l’artiste a détourné de son destin du verre de laboratoire, habituellement utilisé sous forme de plaquettes. Sa transposition à une échelle hors norme métamorphose ce matériau en murs, ou en voiles, irisés par l’acide, marqués et tachés par le feu, dans un agencement qui fait la part belle à des jeux de lumière fugaces, surgissant à la faveur d’un rayon de soleil. En exploitant ainsi le potentiel architectural du lieu, Sandrine Pelletier évite de sombrer dans la mélancolie ou la tristesse. Le regard se perd dans les paysages infimes qui se lient et se délient dans le verre, en volutes qui suscitent l’émerveillement et une cascade d’interprétations possibles.
La réflexion sur le reflet, la lumière et sur les enjeux de la représentation fait, elle aussi, partie intégrante de la démarche de Jean Otth, pionnier de l’art vidéo en Suisse. Le MCBA lui dédie une rétrospective qui synthétise 50 ans de quête plastique, toutes techniques confondues, jusqu’à son décès en 2013. De ses premières toiles à ses ultimes dispositifs vidéo, Jean Otth revisite les thèmes «classiques» du paysage et du nu féminin, trouvant des réponses différentes selon les périodes, s’attachant au final peu à la technique pour privilégier une approche toujours plus cérébrale. Le contraste entre sa pratique et celle de Sandrine Pelletier est intéressant à plus d’un titre, tout en s’estompant lorsqu’on considère leurs oeuvres avec un peu de recul.
MACHINES LUMINEUSES
Ainsi, tout au long de son évolution, Jean Otth ne se contente pas de supports et de formats classiques, à l’instar de Sandrine Pelletier. A ses débuts, il conçoit en effet ses premières toiles en recourant à des matières brutes: du sable, du bois aggloméré. Il revisite ensuite le motif du miroir, recouvrant des surfaces réfléchissantes de peinture. Il cherche ainsi à saisir les variations des paysages du Jorat ou la lumière du lac Léman, ou encore transpose la courbe d’une colline sur un miroir pour évoquer la silhouette d’un corps. Ces peintures sur miroir deviennent, selon les propres termes de Jean Otth, «une véritable machine lumineuse qu’activaient toutes les variations du jour». Une définition qui s’applique à merveille à la «mâchoire de cristal» de Sandrine Pelletier, mais aussi aux oeuvres précédentes de celle-ci – par exemple lorsqu’elle construit une rampe de skate géante avec des miroirs ou qu’elle installe une «psyché» au coeur des bois de Milly-la-Forêt, face au Cyclop de Jean Tinguely.
Des années 1970 aux années 1990, Jean Otth attaque lui aussi son médium, bien que d’une façon totalement différente de Sandrine Pelletier. Elle brûle des échelles et des charpentes; il rature ses vidéos, recouvrant la surface de projection de caches, de bandes adhésives ou de couches de spray. De retour à la peinture, dans les années 1980, Jean Otth élargit l’usage de ces «oblitérations» à l’espace du tableau et de son environnement. Il fait déborder l’oeuvre sur les murs, cherchant à faire «exploser l’espace peint au lieu d’imploser», comme il le dit, avec des incursions dans la sculpture, où il manie la lumière pour faire émerger des volumes et des surfaces. Sandrine Pelletier, elle, monte des poutres calcinées dans le désert et met le feu à une roche du glacier de l’Aletsch.
Durant la dernière décennie de son activité créatrice, Jean Otth ajuste encore son angle. Dans Le Concile de Nicée, il fusionne ses expérimentations en mêlant des monotypes et des projections de vidéos en boucle. Des zones de peinture noire, sortes de «trous noirs», sont appliquées directement sur le mur ou sur des objets et mangent l’image projetée de corps de modèles féminins. Ce jeu de cachecache suscite un irrépressible désir de combler le manque ainsi provoqué. Jean Otth parvient alors à susciter une émotion trouble, oscillant entre l’intranquillité et la fascination. Le questionnement qui nous habite, au contact de ces deux cheminements, est finalement assez proche: et nous, que voyons-nous, lorsque la lumière joue avec l’ombre?
■ Sandrine Pelletier. «The Crystal Jaw», MCBA, Lausanne, jusqu’au 29 août.
Jean Otth. «Les espaces de projection», MCBA, Lausanne, jusqu’au 12 septembre.