Une nouvelle guerre culturelle aux Etats-Unis
Dans la perspective des «midterms», les camps se figent à propos de la Critical Race Theory (CRT) et du racisme systémique. Les républicains dénoncent une volonté de réécrire l’histoire et espèrent profiter de la polémique
Trois lettres sèment la zizanie aux Etats-Unis: CRT, pour Critical Race Theory. Le débat sur la «théorie critique de la race» prend de l’ampleur. Il s’invite dans la campagne pour les élections de mi-mandat de novembre 2022. Un groupe d’anciens alliés de Donald Trump, dont le controversé Steve Bannon, est persuadé que les crispations autour du sujet ne pourront que profiter au Parti républicain. Ils comptent capitaliser sur ces divisions. De quoi alimenter encore plus la guerre culturelle qui fait rage.
Dans le sillage de l’affaire Floyd
De quoi parle-t-on? La CRT est une approche universitaire qui remonte aux années 1970. Elle dénonce le caractère systémique des discriminations et des préjugés raciaux et cherche à les combattre en appelant à s’interroger sur la façon dont le suprémacisme blanc s’est imposé aux Etats-Unis. La vague de colère et d’émotion provoquée par la mort de l’Afro-Américain George Floyd sous le genou d’un policier blanc le 25 mai 2020 l’a remise au goût du jour.
Comment combattre le racisme institutionnel et lutter contre toute forme de banalisation? Même si la CRT n’est quasiment pas enseignée en tant que telle dans les écoles publiques, l’idée d’une sensibilisation accrue des élèves à l’égalité raciale et à la diversité ne peut que provoquer des débats passionnés aux EtatsUnis.
Steve Bannon l’a bien compris. L’ancien chef de campagne et conseiller de Donald Trump, limogé puis gracié par ce dernier, y voit l’occasion pour le Parti républicain de se profiler. «C’est le Tea Party à la puissance 10!» a-t-il récemment déclaré à Politico. Une allusion au mouvement conservateur né en réaction à l’élection de Barack Obama en 2008, qui a permis aux républicains de sortir victorieux des «midterms» deux ans plus tard. «Ce n’est pas Q (pour le groupe complotiste QAnon, ndlr), ce sont des mères de famille de banlieue – et beaucoup de ces personnes ne votent pas pour Trump», a-t-il ajouté, en évoquant ceux qui sont outrés par la CRT.
Plusieurs associations de parents d’élèves anti-CRT ont vu le jour. Elles craignent que l’enseignement de l’histoire de l’esclavage et des lois ségrégationnistes ne soit désormais complété par une analyse sur leurs répercussions dans la société d’aujourd’hui. Et que les enfants blancs soient au final amenés à se sentir «coupables». Ralph Norman, élu républicain de Caroline du Sud à la Chambre des représentants, a résumé ainsi la situation devant des pairs: «La théorie critique de la race affirme que les personnes à peau blanche sont intrinsèquement racistes, non pas en raison de leurs actions, de leurs paroles ou de ce en quoi elles croient au plus profond de leur coeur – mais en raison de la couleur de leur peau.»
Du racisme partout?
Les conservateurs fustigent la cancel culture et craignent que la CRT vise à réécrire l’histoire. A tel point qu’une dizaine d’Etats, dont la Floride, la Caroline du Nord, l’Idaho ou encore le Tennessee, ont décidé, de façon préventive, d’interdire tout enseignement de la CRT dans les écoles, en précisant clairement ce qui peut être dit et ce qui ne doit pas l’être.
En mai, c’est au Congrès que des républicains sont passés à l’offensive, pour tenter de supprimer les cours de sensibilisation à l’égalité raciale et à la diversité prévus pour les employés fédéraux. Parce que la CRT «est une idéologie clivante, qui menace d’empoisonner la psyché américaine», estime Dan Bishop, élu de Caroline du Nord à la Chambre des représentants. «Une idéologie marxiste qui voit le monde comme une bataille, non pas entre les classes – comme le fait le marxisme classique – mais entre les races», a dénoncé de son côté le sénateur texan Ted Cruz, en déposant son projet «End CRT Act». Le 18 juin, il a été jusqu’à qualifier la CRT de «mensonge, aussi raciste qu’un membre du Ku Klux Klan en cagoule blanche».
Joe Biden et le massacre de Tulsa
Donald Trump est aussi entré dans la danse. Il s’en est pris à l’ambitieux 1619 Project du New
York Times, dévoilé à l’occasion des 400 ans de l’arrivée des premiers esclaves aux Etats-Unis, et récompensé en 2020 par le Prix Pulitzer du commentaire politique, mais considéré par de nombreux républicains comme un outil pour promouvoir la CRT. Il a qualifié toute «croisade» contre l’histoire américaine de «propagande toxique» et de «poison idéologique». Et a créé en réaction la Commission 1776 (date de la révolution américaine).
Manoeuvres antipatriotiques versus volonté d’effacer des pans de l’histoire par crainte de voir disparaître les «privilèges blancs», le tout sur fond de manipulations et de contre-vérités? En arrivant à la Maison-Blanche en janvier, le démocrate Joe Bien a tenté de dépassionner le débat. Mais le 1er juin, il s’est rendu à Tulsa, en Oklahoma, pour la commémoration du massacre de 1921 (près de 300 Afro-Américains lynchés), un massacre qui pendant des décennies a été absent de l’enseignement dans les écoles.
Et le voilà accusé par les républicains de céder à la culture «woke» (pour «éveillé» face aux injustices sociales).
«Dire que la CRT est largement enseignée dans les écoles américaines est une fiction, que les conservateurs de droite ont inventée pour agiter leur base et collecter des fonds», commente Albert Broussard, professeur d’histoire afro-américaine à l’Université A&M du Texas. Il n’est lui-même pas favorable à ce qu’elle fasse son apparition dans les écoles, mais estime que les enseignants pourraient initier les élèves au Projet 1619 du New York Times, «uniquement sous une supervision appropriée et en faisant comprendre qu’il s’agit d’une autre interprétation du rôle de l’esclavage dans l’histoire américaine, avec laquelle de nombreux historiens sont en désaccord».
Il est peu optimiste quant au fait que le débat puisse se dérouler dans un contexte moins électrique. «Les républicains et les médias de droite comme Fox
News déforment la CRT à chaque occasion. Ils ont constamment menti en ce qui concerne la fréquence à laquelle elle fait partie de l’enseignement public», dit-il. Il raconte que le Musée d’histoire d’Austin vient d’annuler la semaine dernière un événement autour d’un livre – Forget the Alamo – sur le rôle de l’esclavage dans la création du Texas, «parce que le gouverneur et son adjoint étaient furieux qu’il réfute le mythe discrédité de longue date de la fondation de l’Etat». «En un mot, les politiciens républicains sont plus à l’aise avec la «fabrication de mythes» et «l’histoire patriotique», ou ce que l’intellectuel W.E.B. Du Bois appelait «la propagande de l’histoire», qu’avec le fait de présenter une évaluation honnête et critique de l’expérience américaine.»
Le débat autour de la CRT provoque même des divisions au sein des Eglises. Personne n’y échappe. Même pas l’armée. Le chef d’état-major des armées, le général Mark Milley, a dû s’expliquer sur l’organisation d’un séminaire à West Point, qui faisait état de la «rage blanche». Réponse de Mark Milley: «Je veux comprendre la rage blanche. Et je suis Blanc.» «J’ai lu Mao Tsé-toung. J’ai lu Karl Marx. J’ai lu Lénine. Cela ne fait pas de moi un communiste pour autant. Alors qu’y a-t-il de mal à essayer de comprendre […] le pays que nous sommes pour nous défendre?» a-t-il ajouté.
A force d’insister sur le racisme systémique, les démocrates seraient-ils en train de se tirer une balle dans le pied, en provoquant indirectement l’émergence de lois pour empêcher les débats sur la race dans les écoles? Pour beaucoup d’Américains, la CRT reste en tout cas un concept flou. Mais son instrumentalisation prend le dessus. Et transforme désormais l’acronyme fourre-tout en argument de campagne.
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«Dire que la CRT est largement enseignée dans les écoles américaines est une fiction»