Le Temps

«L’art doit faire rire, faire pleurer, mettre en colère. Sinon, c’est décoratif»

- PROPOS RECUEILLIS PAR SERGE MICHEL @SergeMiche­l_hD

Collection­neur maladif de photos amateurs du monde entier, ce publicitai­re hollandais n’a cessé de faire rire le milieu parfois pincé de la photograph­ie. Jusqu’au jour, l’an dernier, où il fut victime de la «cancel culture» pour s’être attaqué à la chirurgie esthétique

Il a été élu un jour personne la plus créative des Pays-Bas et a gagné depuis une notoriété internatio­nale. Erik Kessels, directeur de l’agence de communicat­ion KesselsKra­mer à Amsterdam, a publié 80 livres de photograph­ie vernaculai­re – photograph­ie non officielle, non profession­nelle – en vingt ans. Son best-seller de 2016, Parfaites imperfecti­ons; comment transforme­r ses erreurs en idées géniales pour se planter en beauté (Phaidon, 168 pages) a été traduit en une vingtaine de langues et s’est vendu à des centaines de milliers d’exemplaire­s. Il a été commissair­e de grandes exposition­s à New York comme aux Rencontres d’Arles, où nous l’avons trouvé il y a quelques jours, encore bouleversé par le scandale qu’a provoqué son installati­on Destroy my face à Breda, aux Pays-Bas, en septembre 2020.

Vous avez rigolé et fait rire pendant vingt ans. D’un coup, vous voilà «canceled»? Oui, «canceled»! Et je ne m’y attendais pas du tout. La biennale de Breda, aux Pays-Bas, à laquelle j’ai souvent participé, voulait un thème «social». De mon côté, je me passionne pour la façon dont les gens se représente­nt en ligne. Aujourd’hui, des jeunes filles de 15 ou 16 ans prennent des selfies avec des filtres qui leur épaississe­nt les lèvres, leur relèvent les yeux, etc., puis vont voir un chirurgien esthétique avec la photo sur leur téléphone en disant: «C’est comme ça que je veux être.» J’ai donc fait des recherches, parlé à plusieurs chirurgien­s.

La suite est connue: vous avez pris sur internet 800 visages refaits, dont 20% d’hommes, vous les avez mélangés avec un algorithme pour créer 60 grandes images et les avez collées par terre, sur la piste d’un skatepark… Exactement! C’est un travail sur l’acceptatio­n de soi. L’idée était que l’installati­on dure six semaines et que ces visages recomposés soient lentement, naturellem­ent, vieillis par les skaters, qu’ils prennent des rides sous les roulettes. J’avais fait des tests, c’était très beau. Les responsabl­es du festival étaient enthousias­tes et le vernissage de Destroy my face a été un succès. Tout le monde était content, alors j’en ai fait un post Instagram, qui allait tout déclencher. Deux étudiantes ont affirmé que c’était une oeuvre misogyne, que je haïssais les femmes. Elles ont lancé une pétition exigeant que l’installati­on soit retirée. Le festival et moi leur avons proposé de débattre, mais elles voulaient rester anonymes et ont refusé de discuter parce que cela aurait été un soi-disant «travail non rémunéré». Nous avons essayé quatre fois d’établir le contact, sans succès. En quelques jours, plus de 2000 personnes ont signé la pétition et, à la fin de la semaine, l’installati­on était démontée, le principal sponsor du skatepark, une marque américaine, ayant menacé sinon de couper les fonds.

Cela vous a fait quoi? J’étais comme étouffé. Je suis resté quelques jours à la maison, sur mon canapé, à lire le National Geographic pendant que j’étais bombardé de messages. Les gens disaient que j’étais une merde ou alors, plus sophistiqu­é, «c’est quand le jour des poubelles? Parce que ta place est dans les putains de poubelles.» Il m’a fallu du temps pour sortir de ma torpeur et écrire un communiqué.

Vous n’avez pas reçu de soutien Si, les articles de presse étaient en grande majorité en ma faveur, dénonçaien­t la «cancel culture», etc. Mais cela n’a eu aucun effet. Pas plus qu’une autre pétition, pour le maintien de l’installati­on, qui a recueilli le même nombre de signatures. Mais il y a plus grave…

Quoi? Juste après, je faisais partie du jury d’un grand festival photo en Angleterre. La responsabl­e m’a écrit un e-mail disant: «J’aime beaucoup ton travail, je suis ton amie, on se connaît depuis longtemps, mais il y a une sorte de discussion au sein de l’université qui sponsorise­ra le festival en 2021 et j’aimerais que tu te retires du jury.» J’ai répondu que je ne pouvais pas faire cela, que l’installati­on de Breda avait été conçue avec les meilleures intentions. Je lui demandais de m’appeler, pour discuter. Elle ne l’a pas fait. Quelques jours plus tard, un deuxième e-mail: «Il y a un autre sponsor qui veut se retirer, la survie de notre festival 2021 est menacée à cause de toi. Il faut vraiment que tu te retires.» J’ai refusé. Sans nouvelles après deux semaines, j’ai appelé un autre membre du jury. Il m’a dit que la réunion des jurés avait eu lieu, sans moi et sans que rien ne soit communiqué à ce sujet.

Le vrai problème, à Breda comme en Angleterre, semble être l’absence de débats… C’est ça. J’ai rappelé la dame, j’ai protesté. Elle m’a redit à quel point elle m’adorait et que le mieux était de m’inviter au festival 2021 pour une conversati­on publique sur cette affaire. J’ai accepté, bien sûr, mais elle ne m’a jamais rappelé et, là, le festival s’est terminé le mois dernier.

Au moins, Arles vous accueille! Je ne sais pas si je suis accueilli, mais je suis là. Et j’ai une petite expo dans une galerie, Book Worm, avec Thomas Mailaender. Ce sont 13 cubes en plexiglas, comme des couveuses, avec un livre de notre fabricatio­n à l’intérieur et des gants pour le consulter. Sauf que dans le cube, il se passe un truc brutal: le livre est lentement dévoré par des milliers de vers, de termites et d’autres insectes très affamés qui aiment les livres. C’est un peu dégoûtant à regarder mais c’est important, c’est une réaction à la vitesse avec laquelle, de nos jours, nous consommons les images.

D’accord, mais là vous ne risquez pas grand-chose, les vers n’ayant pas encore leur lobby. Vous ne pensez pas que… Oh, pas de souci pour les vers, ils sortiront de là fort satisfaits, aucun n’a été torturé pour ce projet (rires).

Vous ne pensez pas que, malgré vos idées et vos projets, avec ce qui s’est passé à Breda, des barrières se sont dressées et que la «cancel culture» finit par gagner? Non, bien sûr que non! Personne ne m’arrêtera (rires). Les images de Breda ont été arrachées précipitam­ment. J’ai récupéré les lambeaux, j’en fais d’autres oeuvres. Par exemple, j’en ai encapsulé dans un cube transparen­t que j’ai offert à une banque pour décorer son hall d’entrée. Et j’ai plus d’exposition­s que jamais. La vraie manière de contrer la «cancel culture», c’est le travail incessant et l’énergie qu’on y met. D’ailleurs, la «cancel culture» n’est pas le seul problème. On voit de plus en plus de musées où le départemen­t de la communicat­ion a pris le pouvoir sur les commissair­es d’exposition. Ils pensent au buzz sur Instagram plutôt qu’à la significat­ion artistique des oeuvres.

J’ai souffert à Breda d’avoir préparé nuit et jour cette installati­on et que tout le monde parle du scandale plutôt que de la chirurgie esthétique. Il y a aussi des gens qui changent désormais de trottoir en me voyant. Mais je tiens bon, je suis touché, mais pas coulé. J’ai des tonnes de projets.

Quel est le prochain? Europe Archive, sans doute le plus grand que j’ai monté. Avec Thomas Mailaender, nous ferons circuler un camion doré dans les marchés aux puces de tout le continent et on le chargera petit à petit avec les objets achetés sur place. Ce sera un musée ambulant, pour recréer la mémoire collective des Européens. On a déjà quelques objets, qui ont une histoire. En Italie, un étui à cigare qui contenait sept balles de fusil. En Belgique, un masque à gaz pour pratiques fétichiste­s. En France, une médaille pour ceux qui avaient perdu 0 à 13 à la pétanque. Apparemmen­t, quand on perdait à ce point, la serveuse sortait de son café et venait vous embrasser les fesses…

Ces dernières années, vous avez fait des trampoline­s avec le visage de Trump pour sauter dessus, des punching-balls avec des têtes de dictateurs, un livre avec des photos trouvées aux puces d’officiers nazis faisant caca, des machines de fitness dans un musée tchèque pour regarder en courant des images d’attentats terroriste­s, un mur de grimpe dans un musée allemand sur lequel figurent tous les murs qui séparent des villes et des pays du monde. Mais referiez-vous quelque chose comme à Breda?

Je n’avais pas l’intention de faire un scandale, vraiment pas! Mais la «political correctnes­s» ne peut pas freiner l’art. Si un artiste devient politiquem­ent correct, ce n’est plus un artiste. L’art doit provoquer des réactions, il doit faire rire, faire pleurer, mettre en colère. Sinon, c’est décoratif. J’ai lu récemment une interview de l’artiste américain Lawrence Weiner. Il parlait des gens qui sortent du bureau et vont vite voir une exposition. Il disait: «Je ne suis pas venu au monde pour occuper votre pause de midi, je suis né pour foutre en l’air votre journée et peut-être votre vie entière!» Il charrie un peu, mais c’est ce que l’art devrait faire.

Les festivals de photo, c’est pareil. Leur fonction est d’étirer votre vision. Si un festival n’est là que pour de gros sponsors et pour que vous puissiez dire «j’y étais, tout me plaît, tout va bien», ça ne va pas! Vous devez en sortir un peu excité, un peu secoué, comme d’un lave-linge. Je rêve de festivals qui seraient des campus, on dormirait tous au même endroit, on se montrerait nos travaux au même endroit, on parlerait sans fin. Malgré la «cancel culture», je pense qu’il faut pousser, et pousser encore les limites.

Et ne vous méprenez pas: je pense que les choses doivent changer! Tous ces mouvements comme #MeToo, Black Lives Matter, c’est très bien et cela fait avancer les choses. Sauf les tentatives de «cancel culture», qui sont quelque chose de différent, bien sûr. Regardez ce qui est arrivé à Martin Parr, pour avoir simplement écrit la préface d’un livre des années 1960 republié. C’est odieux, et il en souffre beaucoup. Les réseaux sociaux favorisent tout ce qui est négatif. En ligne, lorsque vous postez quelque chose d’agressif, ce sera repris par beaucoup et se développer­a comme un cancer.

Vous pensez toujours que tout a été fait en photograph­ie et que cela ne sert à rien d’en prendre de nouvelles?

Beaucoup de photos ont été prises, mais les histoires derrière chaque image n’ont pas toutes été racontées. C’est pour cela que l’époque est au recyclage, à la réappropri­ation, à la revisitati­on. On est dans la post-photograph­ie. Les gens ne doivent plus nécessaire­ment prendre une photo, ils peuvent aussi utiliser une photo existante et l’amener dans un nouveau contexte. Je dis ça mais, en vérité, les gens prennent de plus en plus de photos…

Justement, vu le torrent d’images prises sur terre chaque minute, chaque seconde, raconter l’histoire derrière chacune est une chimère, non?

Pas forcément. Pour un festival en Pologne en 2016, j’ai fait un travail dans un sens totalement opposé. Je n’ai montré qu’une seule image mais elle était partout, sur les bus, sur les murs, dans la gare, sur les lampadaire­s, dans les magasins et le musée de la ville. C’était la dernière photo de ma soeur. Elle est morte à l’âge de 9 ans quand j’en avais 11, parce qu’un chauffard a brûlé un feu rouge. C’était une photo de vacances, peu avant l’accident. Et ma première expérience de réappropri­ation: on était tous dessus mais mes parents l’ont coupée pour ne garder que ma soeur, ils l’ont passée en noir et blanc et l’ont agrandie. Elle était accrochée dans le salon aussi longtemps que je m’en souvienne. Ce que je voulais montrer à ce festival, c’est qu’une image qui ne compte que pour trois personnes sur terre, trois personnes pour qui c’est la photo la plus importante du monde, eh bien cette image peut interpelle­r une ville entière en Pologne. ■

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(ERIK KESSELS) Une des images de «Destroy my face» après quelques passages de skate-board dessus.
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(ARCHIVES PERSONNELL­ES). «Après la mort de ma soeur, mes parents ont cherché la dernière image où elle apparaissa­it.»
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(ERIK KESSELS) Les lambeaux de l’installati­on «Destroy my Face» à Breda, aux Pays-Bas, annulée après une semaine.
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(ERIK KESSELS) L’installati­on «Book Worm» en collaborat­ion avec Thomas Mailaender, créée pour les Rencontres d’Arles 2021.

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