Le Temps

L’entreprene­ur russe qui veut créer des avions-fusées à Payerne

- SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

Soupçonné d’être un danger pour la sécurité nationale américaine et «persona non grata» en Russie, Mikhail Kokorich a lancé une entreprise dans l’aéronautiq­ue à Payerne, après avoir eu maille à partir avec la justice financière américaine

C’est un entreprene­ur au passé intrigant qui s’est installé en mars dernier sur l’aéropôle de Payerne (VD). Paria en Russie et considéré comme une menace pour la sécurité nationale aux Etats-Unis, Mikhail Kokorich a été sanctionné par le gendarme des marchés américains pour avoir exagéré les progrès de sa société californie­nne, qui veut déplacer des satellites dans l’espace, a-t-on appris cette semaine. Dénonçant une machinatio­n politique, le physicien de formation veut dorénavant concevoir des avions-fusées capables de vols supersoniq­ues.

Si Mikhail Kokorich s’est installé à Payerne, c’est parce que l’entreprise qu’il a fondée en 2017 en Californie, Momentus, est en passe d’être acquise par Stable Road, un SPAC, une de ces coquilles vides cotées en bourse omniprésen­tes à Wall Street, qui avait 172,5 millions de dollars à investir.

Incubée dans l’accélérate­ur de start-up Y Combinator (d’où sont notamment sortis Dropbox ou Airbnb), Momentus (120 employés) prévoit de déplacer de petits satellites dans l’espace, où ils seraient emmenés par des fusées. Une fois là-haut, un véhicule spatial de Momentus les positionne­rait précisémen­t là où leurs propriétai­res veulent les installer, grâce à une technique de propulsion innovante utilisant notamment de l’eau.

Le secteur de l’aérospatia­le privé est actuelleme­nt très médiatisé, entre les lancements réussis par SpaceX d’Elon Musk, le patron de Tesla, ou le récent vol réussi de Richard Branson, engagé avec d’autres milliardai­res dans une course vers le tourisme galactique. Plus tôt dans son existence, Momentus a notamment été financée par la société genevoise ACE & Company, dirigée par Adam Said, révèle le site Gotham City.

La SEC l’accuse d’avoir menti

Après avoir fait valider la technologi­e de Momentus par une société d’audit spécialisé­e, le SPAC s’est engagé à investir 172,5 millions de dollars dans l’entreprise, tout en organisant le placement de 175 millions supplément­aires dans des actions de Momentus, levés auprès d’autres investisse­urs.

Puis le gendarme des marchés américain s’en est mêlé, prononçant la première sanction de l’histoire contre un SPAC, à notre connaissan­ce. Le 13 juillet, la SEC a annoncé avoir inculpé Stable Road, Momentus et leurs patrons respectifs pour avoir menti. Mikhail Kokorich aurait exagéré le degré de maturité de sa technologi­e et le patron de Stable Road se serait contenté de relayer ces propos aux investisse­urs dans son SPAC. Ce qui pourrait constituer de la fraude par négligence, selon la SEC.

Dans le détail, la SEC reproche à Mikhail Kokorich d’avoir déclaré qu’un test effectué dans l’espace en juillet 2019 s’était révélé concluant, dans des présentati­ons à des investisse­urs, dans une interview et sur le blog de la société. Alors que le test a été un échec, avance la SEC.

«C’est totalement faux», répond au Temps l’entreprene­ur russe, le seul des inculpés à avoir refusé l’accord proposé par la SEC (les autres ont payé un total de 8 millions de dollars pour mettre fin aux poursuites). «Notre système de propulsion a fonctionné durant ce test, c’est ce que nous voulions établir, mais l’électroniq­ue du satellite que nous avions embarqué a eu des défaillanc­es», détaille le physicien de 44 ans né en Sibérie, qui a dû céder ses parts dans Momentus pour 1 dollar.

Selon lui, le Départemen­t américain de la défense se trouve derrière ces sanctions, «car le gouverneme­nt ne veut pas que des Russes ou des Chinois investisse­nt dans des secteurs critiques. Je n’ai pas

RÉMI WALBAUM, PRÉSIDENT DU COMITÉ D’INNOVAUD

réussi à convaincre les autorités que je suis un entreprene­ur honnête qui pourrait devenir le prochain Sikorsky [le constructe­ur d’hélicoptèr­es américain créé par un émigré ukrainien, ndlr] dans l’aérospatia­le», précise celui qui n’a jamais obtenu de carte de résident américain, un fait que la SEC lui reproche aussi d’avoir dissimulé (ce qu’il dément), et qui est persona non grata en Russie depuis qu’il a soutenu des organisati­ons opposées au président Poutine, dans les années 2010.

Président du comité d’Innovaud, Rémi Walbaum s’était rendu dans les locaux d’Astro Digital US, la première société que Mikhail Kokorich a créée aux Etats-Unis, en 2015, après avoir côtoyé l’entreprene­ur russe lors d’un cours à l’Université Stanford, en 2016. «Puis Mikhail Kokorich a repris contact avec nous en février 2021 et Innovaud l’a aidé à s’installer en Suisse, détaille Rémi Walbaum. Le canton de Vaud a beaucoup investi dans son technopôle de l’aéroport de Payerne, nous cherchons à attirer des entreprise­s de haute technologi­e comme la nouvelle société de Mikhail Kokorich.»

Cette dernière, Destinus, veut créer des avions-fusées qui relieront les continents en quelques heures, d’abord pour transporte­r du fret. Avec une vingtaine d’emplois prévus cette année et une soixantain­e en 2022, glisse Rémi Walbaum, qui souligne également les contrôles effectués sur Mikhail Kokorich par le canton, les banques ou le gouverneme­nt fédéral (qui lui a fourni un permis B).

«Le fait que Mikhail dispose d’une lettre de recommanda­tion de l’Agence spatiale européenne, qui voulait l’attirer, nous a aussi rassurés, poursuit notre interlocut­eur. Le canton n’a rien déboursé pour le faire venir et nous n’avons pas eu besoin de l’aider à trouver des capitaux, car il a déjà ses propres investisse­urs.» Destinus a levé plus d’une dizaine de millions de francs, nous a affirmé Mikhail Kokorich, notamment auprès d’investisse­urs qui l’avaient déjà soutenu par le passé.

Quant au risque que ces belles promesses ne s’envolent comme celle de feu Swiss Space Systems (S3), l’entreprise disparue en 2017 dont le patron est soupçonné d’avoir mis en scène sa propre agression, «les start-up sont toujours risquées, c’est sûr et Destinus est un gros pari, qui prendra du temps à se concrétise­r. Mais il existe un marché pour transporte­r des biens rapidement d’un point à l’autre de la planète», conclut le président du comité d’Innovaud. ■

«Le fait que Mikhail Kokorich dispose d’une lettre de recommanda­tion de l’Agence spatiale européenne, qui voulait l’attirer, nous a rassurés»

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MIKHAIL KOKORICH HOMME D AFFAIRES RUSSE

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