Le Temps

La Suisse invite les femmes au sommet

- CAROLINE CHRISTINAZ @caroline_tinaz

ÉGALITÉ Dans le cadre d’une opération de promotion 100% féminine menée par Suisse Tourisme, une influenceu­se saoudienne, deux guides et une journalist­e du «Temps» avaient prévu de gravir le plus haut sommet suisse. Les choses ne se sont pas passées comme prévu

Elle apparaît, là à l’horizon, au gré de la migration des nuages. A 4634 mètres, logée à quelques enjambées de la frontière italienne, la pointe Dufour est la cime sur laquelle Raha Moharrak avait jeté son dévolu dans le cadre de sa participat­ion au 100% Women Peak Challenge, initié par Suisse Tourisme. Pour cette influenceu­se saoudienne, première femme de son pays à avoir escaladé les sept sommets les plus élevés de chaque continent, convoiter le point culminant de la Suisse relevait de l’évidence.

Depuis le 8 mars et jusqu’au 8 septembre, les femmes sont encouragée­s à gravir les 48 plus hauts sommets de Suisse culminant à plus de 4000 mètres au sein de cordées exclusivem­ent féminines. Cette opération de promotion, lancée par Suisse Tourisme, répond au constat de la féminisati­on manifeste du marché touristiqu­e et de l’intérêt porté aux activités en plein air. Ouvert à toutes les intéressée­s, ce challenge permet aussi de faire briller la Suisse à l’étranger. Raha Moharrak a tout de suite répondu présent. Un programme intense lui était donc proposé sur les hauteurs de Zermatt.

Mais c’était compter sans la météo hivernale qui s’est emparée de cet été. «Nous avons renoncé pour des raisons de sécurité, précise-t-elle en détachant ses cheveux. Ça ne fait rien, la montagne sera encore là la prochaine fois.»

Temps et humeur maussades

Au fond du Mattertal, ce lundi matin, le ciel s’obscurcit et les rafales de vent prennent de la vigueur. La saison des ascensions devrait battre son plein, mais les températur­es laissent planer une torpeur qui rend les montagnes plus hostiles. La Saoudienne affiche une moue lasse. Sous le soleil de la veille, elle a déjà atteint le sommet du Breithorn et fait les photos et vidéos nécessaire­s à remplir son contrat avec la faîtière du tourisme suisse. Aujourd’hui, elle semble plus intéressée par un programme allégé, ou du shopping, mais Caroline George et Mélanie Corthay, les guides responsabl­es de l’équipe, ont décidé de la mener à la cabane du Hörnli, située au départ de la voie normale menant au Cervin.

Sous le sommet emblématiq­ue, le chemin serpente dans un terrain lunaire. Faute d’escalader les 4000 suisses, une éclaircie permet de les voir presque tous. Caroline George tend le doigt vers le nord-est, «Regarde Raha, là c’est le Dom et le Täschhorn. Ici, l’Alphubel et l’Allalin. La pointe Dufour est cachée.» Sa cliente lance un bref regard vers l’horizon: «Beautiful», lâche-t-elle avant de se retourner. Ce n’est pas son jour, semble-t-il. Les guides s’interrogen­t. Est-elle fatiguée? A-t-elle le mal du pays? La veille, au sommet du Breithorn, elle arborait un sourire élégant, mais elle n’est pas rentrée chez elle depuis des mois.

Plus que jamais sollicitée pour faire la publicité des offres touristiqu­es internatio­nales affectées par le covid cette dernière année, l’influenceu­se, aux près de 100000 abonnés sur Instagram, a été invitée autant aux Maldives, au Botswana, au Zimbabwe, en Azerbaïdja­n qu’au Soudan avant de venir en Suisse. «Je suis tout le temps en voyage. Je crée tout mon contenu seule et ce n’est pas toujours facile. Ce, d’autant plus que je dois m’efforcer à tout rendre beau.»

Son regard se porte sur la grisaille. Une moue s’affiche sur son visage. Puis il se tourne vers le Cervin. Elle sourit et sort son téléphone portable qu’elle brandit devant la montagne. Raha Moharrak est la porte d’entrée choisie par Suisse Tourisme pour séduire la clientèle des pays du Golfe de plus en plus intéressée par les activités en plein air. «Beaucoup de choses sont en train de changer en Arabie saoudite, soutient la trentenair­e. Et je suis contente d’y contribuer à ma petite échelle.» Elle cite par exemple le droit de conduire désormais octroyé aux femmes et l’abolition de la tutelle masculine pour celles qui sont majeures et non mariées. Ambassadri­ce de son pays, Raha Moharrak veut faire bonne figure. Mais lorsque l’affaire Khashoggi – du nom du journalist­e assassiné en 2018 au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul – est évoquée, elle s’excuse: «Je ne suis pas la politique.» Et détourne la discussion: «Que manges-tu? On dirait de la pierre.» C’est du pain de seigle. Elle goûte: «J’adore!» Et demande de l’eau.

La cabane s’élève quelques mètres au-dessus de nous. Excepté quelques promeneurs téméraires, le chemin qui y mène est désert. Calée derrière Caroline George, l’influenceu­se l’arpente d’un pas himalayen, tranquille­ment. Sans doute est-ce ce rythme qu’elle a adopté pour gravir l’Everest, le Kilimandja­ro ou l’Aconcagua. Et sans se presser, tout en bravant les interdits nationaux qui découragea­ient les femmes à pratiquer le moindre sport, elle a toujours atteint le sommet.

Une invitation qui change tout

La montagne est pleine de symboles. La Saoudienne en est consciente. Suisse Tourisme aussi. Le Cervin qui nous domine en est un d’ailleurs. En temps normal, sa beauté céleste attire les foules, mais la neige encore présente sur ses arêtes a pour l’heure encore empêché toute ascension cet été.

Aujourd’hui, nous serons donc les seules clientes de la cabane du Hörnli. Entouré de son personnel, le gardien Martin Lehner nous réserve un accueil chaleureux. Il dévisage le groupe qui vient de passer la porte vitrée de son refuge confortabl­e alors que le Cervin se dissimule derrière un voile nuageux. Cinq femmes, d’un coup, dans ce lieu essentiell­ement fréquenté par des hommes, la vision est rare. «Les femmes sont de retour», sourit-il. «Non, les femmes arrivent», rectifie Caroline George.

Car il faut dire que le milieu de l’alpinisme peine à se féminiser. Et si les femmes vont aujourd’hui plus en montagne, c’est souvent encore en tant que membre d’une cordée. Rarement en tant que meneuse.

Souvenez-vous: jusqu’en 1980, le Club alpin suisse n’était réservé qu’aux hommes. L’histoire privilégie par ailleurs les ascensions masculines aux féminines qui paraissent comme inexistant­es dans le paysage alpin. L’exemple de Lucy Walker, première femme au sommet du Cervin, il y a 150 ans, demeurée dans l’ombre d’Edward Whymper, son homologue masculin, en est l’illustrati­on. «Il est, par conséquent, difficile pour les femmes de se projeter sans modèle. Et c’est précisémen­t l’un des objectifs que présente le 100% Women Peak Challenge», relève la guide en s’asseyant dans le réfectoire avec sa collègue.

Dans le métier depuis douze ans, elle voit dans la féminisati­on du milieu une opportunit­é pour tout le monde et considère ce projet avec enthousias­me. «Exprimer le fait que les femmes sont invitées et bienvenues à grimper les sommets est déjà un pas. Cette plateforme est comme un sas d’entrée. Elle aide non seulement celles qui n’osaient pas aller en montagne ou ne savaient pas comment s’y prendre pour le faire, mais elle ouvre également un marché qui bénéficier­a à tous les acteurs de la montagne.»

Maman d’une petite fille, elle affirme aussi s’engager dans ce projet pour lui permettre de bénéficier d’un contexte plus avenant concernant son genre dans la société. En tant que guide, comment gère-t-elle d’ailleurs ses absences auprès de sa fille? «Mon mari est également guide. Il doit aussi s’absenter pour le travail mais personne ne lui demande cela», relève Caroline George. Mélanie Corthay poursuit: «Pendant les cours de guide, un expert m’a dit qu’en tant que mère, je n’avais rien à faire là. Il a toutefois aussi des enfants, mais ne s’est pas posé cette question.»

Toutes deux ne le cachent pas: allier vie de famille et métier de guide requiert non seulement une grande organisati­on mais aussi un perpétuel combat contre une culpabilit­é qui guette en tout temps. «Mes enfants sont toujours présents quand je travaille, reprend Mélanie Corthay. Je leur ai souvent demandé si le mode de vie que j’ai choisi leur déplaisait. Chaque fois, ils me répondent qu’ils voient que cela me rend heureuse et qu’ils en sont contents.»

La force et la technique

Architecte de formation, cette Bagnarde a décidé à 38 ans de s’inscrire à l’école de guide. «J’avais tout de même peur de ne pas trouver les bons mots pour le dire à mes parents. Mon père s’est fâché, mais ma mère m’a soutenue, se souvient-elle. Je ne pense pas qu’ils auraient réagi de cette manière si mon frère avait annoncé la même nouvelle.» C’était il y a sept ans. Aujourd’hui, le métier fait battre son coeur et coule dans ses veines. Mais en tant que femme, elle se retrouve souvent face aux mêmes a priori. «Je suis un petit gabarit, donc évidemment j’ai moins de force qu’un collègue costaud. Mais j’adapte ma façon de grimper. Je pose sans doute plus de protection­s.» En montagne, on les dit plus prudentes et on salue leur instinct de préservati­on. «Plus de femmes, c’est plus de diversité, précise le gardien. C’est une forme d’ouverture.»

Parmi les 1500 guides suisses, 42 sont des femmes. «Mais il n’y en a qu’une dizaine qui travaille», précise Caroline George. Responsabl­e technique du Women Peak Challenge, sa mission de trouver des guides féminines pour encadrer certains groupes d’alpinistes n’est pas de tout repos. Elle est toutefois consciente que ce projet crée des incompréhe­nsions parmi certains collègues. «Les femmes ont besoin de prendre confiance en elles. Il était donc nécessaire que ce projet soit exclusivem­ent féminin, afin de leur montrer qu’elles sont capables. Car à partir du moment où un homme est présent, on pense que c’est lui qui gère tout.»

«Peu importe où elles sont, les femmes doivent se battre», interrompt Raha Moharrak. Son plat de spaghettis bolognaise lui a redonné de la vigueur. Dehors la tempête s’abat à grand fracas sur la cabane. Sous le regard déconfit du gardien, le Cervin se couvre de neige. La Saoudienne regarde par la fenêtre et promet: «Je reviendrai pour l’escalader.» ■

«J’ai souvent demandé à mes enfants si le mode de vie que j’ai choisi leur déplaisait. Ils me répondent qu’ils voient que cela me rend heureuse et qu’ils en sont contents» MÉLANIE CORTHAY, GUIDE DE MONTAGNE

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(NICOLE SCHAFER) L’influenceu­se Raha Moharrak, accompagné­e des guides Mélanie Corthay et Caroline George, sur les hauteurs de Zermatt.
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