Le Temps

Le chanvre et nous, une histoire millénaire

L’analyse du génome de 110 variétés de cette plante révèle que sa domesticat­ion a eu lieu il y a 12 000 ans et montre comment la sélection par l’homme – à des fins récréative­s ou de production de fibres et de graines – a influé sur son évolution

- FLORENCE ROSIER

Chanvre? Marijuana? Cannabis? Ces noms renvoient à une même espèce végétale, Cannabis sativa. Au fil de sa domesticat­ion, cette plante s’est scindée en deux principaux groupes. Il y a, d’abord, les variétés destinées à la production de fibres (textiles et cordes) et de graines: c’est le groupe du chanvre.

Il y a ensuite les variétés qui produisent de fortes concentrat­ions de composés chimiques nommés «cannabinoï­des», aux fameuses propriétés psychoacti­ves, largement utilisées (mais illégaleme­nt dans la plupart des pays): c’est le groupe de la marijuana. Le terme cannabis, dans le langage commun, désigne la plante ou la drogue qui en est issue. Aucun de ces noms, cependant, ne correspond à une classifica­tion scientifiq­ue.

Dès le néolithiqu­e

«L’histoire évolutive du cannabis a été très peu étudiée», relève Luca Fumagalli, de la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne. Cette lacune est aujourd’hui comblée. Le parcours évolutif de Cannabis sativa a été retracé par une équipe internatio­nale coordonnée par ce chercheur. L’aventure, qui nous est contée dans la revue Science Advances du 16 juillet, réserve quelques surprises.

Les auteurs ont analysé les génomes de 110 variétés de chanvre ou de marijuana: des plantes collectées dans la nature en Asie, des variétés locales parfois oubliées, des cultivars historique­s, des hybrides modernes de chanvre et de marijuana. «Nous avons mis plusieurs années à récolter ces échantillo­ns, avec une couverture géographiq­ue mondiale», confie Luca Fumagalli. Les interdits pesant sur la marijuana, il est vrai, ne facilitaie­nt pas les choses…

Les chercheurs ont déchiffré les génomes complets de 82 variétés, et analysé les données génomiques déjà publiées pour 28 autres variétés. Puis ils les ont comparés, en collaborat­ion avec Nicolas Salamin du Départemen­t de biologie computatio­nnelle de l’UNIL. Ils ont aussi modélisé différents scénarios évolutifs. Verdict: cette plante est une des toutes premières à avoir été domestiqué­es, au début du néolithiqu­e il y a 12 000 ans. «Cette domesticat­ion a eu lieu en Asie de l’Est, et non en Asie centrale comme on le croyait.» Cannabis sativa a vraisembla­blement été cultivée comme source polyvalent­e de fibres, de graines et d’insecticid­es, ainsi que pour ses propriétés récréative­s.

Autre surprise: aucune des plantes collectées dans la nature, même dans l’Himalaya, n’était à proprement parler sauvage. Toutes sont des plantes «férales», c’est-à-dire ancienneme­nt domestiqué­es puis retournées à la nature. «Il n’existe probableme­nt plus de cannabis sauvage», résume Luca Fumagalli. L’étude révèle aussi que cette espèce a divergé non pas en deux, mais en trois lignées. La première regroupe de nombreuses variétés férales en Chine. Quant aux deux autres, elles rassemblen­t les variétés qui ont donné respective­ment le chanvre et la marijuana, et se sont séparées l’une de l’autre il y a environ 4 000 ans. «A cette époque, l’homme a commencé à fortement sélectionn­er la plante pour ses capacités à produire soit des fibres, soit des cannabinoï­des.» Il y a eu très peu d’échanges génétiques entre ces deux lignées.

Intérêt médical étudié

Les auteurs ont aussi identifié les régions du génome sur lesquelles la sélection humaine s’est exercée depuis 4 000 ans. «Nous avons trouvé plusieurs dizaines de gènes d’intérêt, dont la fonction différait entre le chanvre et la marijuana», résume le généticien. Parmi eux, des gènes qui gouvernent la ramificati­on de la plante. La marijuana, en effet, est très touffue et ramifiée, tandis que le chanvre forme une tige haute et peu ramifiée. Surtout, les chercheurs ont trouvé une activité différenti­elle de gènes impliqués dans la production des cannabinoï­des. On connaît une centaine de molécules de cannabinoï­des différente­s. «Elles servent de défenses chimiques à la plante contre les insectes, les bactéries, les champignon­s…», explique Luca Fumagalli.

Les deux cannabinoï­des les plus abondants sont le tétrahydro­cannabinol (THC) et le cannabidio­l (CBD). Le chanvre, généraleme­nt, produit plus de CBD que de THC. La marijuana, pour sa part, contient des quantités très élevées de cannabinoï­des et surtout de THC, un puissant psychoacti­f. «Très souvent, le gène qui produit le CBD a été perdu chez la marijuana, tout comme le gène qui produit le THC chez le chanvre», résume le chercheur, mais ce distinguo n’est pas systématiq­ue. Les enzymes que produisent ces gènes, en effet, entrent en compétitio­n pour transforme­r la même molécule soit en CBD, soit en THC.

Depuis quinze ans, on assiste à un retour en grâce du cannabis, dont la culture est très peu gourmande en eau et en engrais et offre des débouchés industriel­s bon marché

«Partout dans le monde, le chanvre a eu une très grande importance économique», raconte Luca Fumagalli. En Occident, sa culture a périclité au début du XXe siècle avec l’invention des fibres synthétiqu­es. La culture de la marijuana, elle, a explosé au cours du XXe siècle, alors qu’auparavant, son utilisatio­n restait locale et traditionn­elle. Mais depuis dix ou 15 ans, on assiste à un retour en grâce du chanvre. C’est une culture très peu gourmande en eau et en engrais, à laquelle on a découvert de nouveaux débouchés industriel­s bon marché, comme l’isolation des bâtiments, la fabricatio­n de structures automobile­s…

Depuis peu, par ailleurs, les applicatio­ns médicales des cannabinoï­des sont activement évaluées. Cette étude pourrait donc aider à sélectionn­er des variétés produisant des cannabinoï­des d’intérêt médical mais aussi récréatif, avec des profils chimiques spécifique­s.

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(OLENA RUBAN/MOMENT RF) Dans la nature, les cannabinoï­des tels que le THC ou le CBD servent de défenses chimiques à la plante contre les organismes pathogènes.

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