Le Temps

GODARD ET SON «MÉPRIS» MYTHIQUE

- JULIEN BURRI

Le cinéaste suisse a porté à l'écran un roman d'Alberto Moravia qu'il n'estimait guère. Bien lui en a pris, car son film, avec Bardot et Piccoli, est devenu légendaire. ●

En adaptant un roman de Moravia qu’il méprisait, avec une actrice qu’il n’aimait pas, Godard a signé son oeuvre la plus envoûtante. Un faux film «classique» devenu emblématiq­ue de la modernité

◗ Prenez une belle plante (Brigitte Bardot), et un bel animal (Michel Piccoli), réunissez-les dans un paysage minéral et déchiré jusqu’à l’os (la villa Malaparte, sur les falaises de Capri). Concevez un film comme vous le feriez d’une sculpture. Voici la recette du

Mépris, sorti sur les écrans en 1963. Godard l’indique dès le scénario: le drame entre Camille (Bardot) et son mari Paul (Piccoli) «vient de ce qu’elle existe sur un plan purement végétal, alors que lui vit sur un plan animal». Ajoutez à ce duel solaire la musique composée par Georges Delerue, d’une ample mélancolie brahmsienn­e, et vous obtenez un film devenu mythique.

L’histoire tient en quelques lignes, et c’est la manière dont elle est racontée et filmée par Godard qui importe. Paul est marié avec Camille. Il est scénariste sur un film adapté de L’Odyssée et tourné par Fritz Lang. Le producteur de ce film, Jérémie Prokosch, courtise Camille et Paul laisse faire. Camille commence à mépriser Paul pour sa lâcheté… Le Mépris raconte la fin d’un couple.

Si Le Mépris fonctionne si bien, c’est peut-être parce qu’il est né, justement, d’antipathie­s exacerbées. Godard ne tient pas le roman qu’il adapte, signé par Moravia, en grande estime. Il se montre arrogant envers ses producteur­s et traite son actrice principale avec dédain. Il ridiculise Jack Palance, l’acteur hollywoodi­en qu’il a choisi pour incarner Prokosch, et que l’équipe du film surnomme «le grand con» lorsqu’il arrive sur le plateau.

Les seuls qui trouvent grâce aux yeux du cinéaste sont Fritz Lang (génie du cinéma, invité ici à incarner son propre rôle), et Michel Piccoli (qui n’essaie pas de «jouer» et reste sobre). Ce qui ne veut pas dire que Lang et Piccoli ne sont pas, eux aussi, manipulés par le machiavéli­que et génial Godard. Le cinéaste multiplie les allusions voilées au passé trouble de Lang (qui aurait assassiné sa première femme par accident), et phagocyte Piccoli de pied en cap, pour en faire son double, l’affublant à l’écran de son chapeau, de son cigare et de ses chaussette­s.

HANTÉ PAR LA MORT

Trois producteur­s se sont associés pour proposer à Godard l’adaptation du Mépris, oeuvre d’Alberto Moravia parue en italien en 1954. Iconoclast­e, Godard la considère comme «un vulgaire et joli roman de gare, plein de sentiments classiques et désuets». Moravia est pourtant l’un des plus grands auteurs italiens, auréolé, au début de ces années 1960, par des rumeurs de possible Prix Nobel.

Godard le trahit et le critique? Élégant, l’intéressé répond: «Si Godard avait été moins original, peut-être aurait-il été fidèle, mais il était très original et c’est pourquoi il a été complèteme­nt infidèle.»

Dans le champ francophon­e, le film a aujourd’hui totalement éclipsé le roman. Pourtant, lorsqu’on s’y plonge, il est bien plus que ce que Godard a voulu faire croire. Il parvient, plus que le film, à pénétrer dans l’esprit d’un homme qui doute, presque jusqu’à la folie, de l’amour et du désir de sa femme. Moderne dans le fond comme dans la forme, Le Mépris de Moravia est hanté par la mort, le désespoir et le pessimisme. Il naît de l’antipathie que l’écrivain nourrit envers lui-même et transpose l’échec de sa relation avec l’auteure Elsa Morante.

Le jeune Godard, lui, ne semble pas douter de son talent. Son antipathie, c’est envers les autres qu’il l’exerce. Il profite du film pour régler ses comptes avec l’actrice Anna Karina, avec laquelle il a rompu, demandant à Bardot de lui ressembler en l’affublant d’une perruque noire.

En 1963, lorsque Le Mépris sort sur les écrans, Bardot est la quintessen­ce de l’érotisme à la française, la femme la plus photograph­iée et harcelée du monde. C’est parce qu’elle accepte la propositio­n de Godard que le film peut voir le jour. Sur le tournage, elle s’ennuie, tout comme son personnage. Godard lui impose de jouer comme un objet, sans psychologi­e, sans rien ajouter de personnel à son interpréta­tion.

Dans ce film saturé de citations sur l’art, le cinéma, Ulysse et Homère, les saillies prosaïques de Bardot créent des électrocho­cs. C’est tout l’art du montage godardien. «C’est quand qu’on mange?», demande-t-elle en plein dialogue «sérieux». Elle jure, soupire, boude. C’est une déesse terre à terre, qui amène sa fraîcheur et sa chair au film.

Lorsqu’on évoque sa relation avec Bardot, Godard répond: «Nulle». Sur le plateau, il moque la «choucroute de Bri Bri», «son truc immense» qui menace de gâcher ses plans. Lorsque la star joue, nue, sur le toit de la maison de Capri, il la filme avec un livre posé sur les fesses. Il en a cruellemen­t choisi le titre: Frappez sans entrer. Il méprise son trophée: «Elle est moche, elle est moche, et ses seins dégringole­nt, c’est pas possible», dira-t-il en faisant tourner le sex-symbol nu, avec son chef opérateur Raoul Coutard. On l’a «trompé sur la marchandis­e». Cette brutalité lui vaudrait aujourd’hui d’être emporté par la vague #MeToo, loin des rivages de Capri. Dans son autobiogra­phie, parue en 1996, B.B. lui rend la politesse, le décrivant comme «un intello cradingue et gauchisant».

«ET MES SEINS?»

Le budget du film est le plus élevé de toute la carrière de Godard. Il n’est pas exceptionn­el pour l’époque, mais copieux. La moitié de ces dix millions d’anciens francs est réservée à Bardot. Alors, les producteur­s en veulent pour leur argent: il faut de nouvelles scènes, des cuisses et des fesses. Godard n’en a pas envie. Pas de tension érotique entre la plante et l’animal, mais une incommunic­abilité ontologiqu­e, un drame existentie­l. En octobre 1963, en plein montage, le cinéaste gifle deux fois le représenta­nt de son producteur italien, Carlo Ponti. Un procès et une condamnati­on s’en suivront. Le cinéaste doit céder.

Il ne travaille jamais aussi bien que sous la contrainte et réalise la fameuse scène d’ouverture, devenue l’une des plus célèbres scènes d’amour au cinéma, à la fin novembre 1963, un mois seulement avant la sortie du film. Vous voulez voir Bardot nue? Eh bien la voici! Bardot, couchée sur le ventre, énumère les parties de son corps et demande à Piccoli: «Et mes seins, tu les aimes?» Cette séquence hypnotique est un chef-d’oeuvre de mélancolie et d’érotisme.

A sa sortie, le film interdit aux moins de 18 ans n’est pas un grand succès critique ni commercial, même si Aragon en fait l’éloge. On juge le cinéaste franco-suisse prétentieu­x. Positif se moque de ce film «homérique»: «C’est la mer Egée, mais vue de Lausanne». Dans La Gazette de Lausanne, ancêtre du Temps, le critique François Rochat titre «Un film ennuyeux comme un magazine de luxe». Il faudra attendre sa ressortie en salles en 1981 pour qu’il devienne un classique et un objet culturel emblématiq­ue de la modernité.

Plus le temps passe, plus Le Mépris ressemble à son décor de l’île de Capri, la maison que se fit bâtir l’écrivain Malaparte, sorte de temple perché sur les falaises. La scène d’un drame qui se joue dans un autre monde, celui, mythologiq­ue, des dieux et des déesses. ■

«Elle était nue, un bras replié sous la nuque, la tête tournée vers moi, les yeux ouverts, indifféren­ts, presque sans regard, son autre bras allongé en travers de son corps et couvrant le pubis de sa main» ALBERTO MORAVIA DANS «LE MÉPRIS»

 ?? (AA FILM ARCHIVE/ALAMY STOCK PHOTO) ?? L‘histoire imaginée par Alberto Moravia est celle de la fin d’un couple. A l’écran, Paul (Michel Piccoli) doute, presque jusqu’à la folie, de l’amour et du désir de sa femme Camille (Brigitte Bardot).
(AA FILM ARCHIVE/ALAMY STOCK PHOTO) L‘histoire imaginée par Alberto Moravia est celle de la fin d’un couple. A l’écran, Paul (Michel Piccoli) doute, presque jusqu’à la folie, de l’amour et du désir de sa femme Camille (Brigitte Bardot).

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland