Le Temps

TIAGO RODRIGUES, PONTE D’AVIGNON

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Il succédera à Olivier Py à la tête du festival de théâtre l'an prochain. Rencontre avec ce Lisboète, conteur intranquil­le qui rêve «d'innovation et de surprise». ●

Futur directeur du Festival d’Avignon, l’artiste lisboète, 44 ans, plaide pour qu’il soit chaque année un espace de surprise et d’insoumissi­on aux règles du marché. Paroles d’un conteur d’histoires que l’Europe chérit

◗ Les dédales d’Avignon sont déjà les siens. Tiago Rodrigues, 44 ans, pénètre à l’instant dans le jardin de l’hôtel La Mirande, ce palace digne de Visconti où perfides d’une nuit, dandys et gratte-papier complotent. Il est 21h et le Palais des Papes lui fait du genou. Dans une heure, il se glissera tout près de la régie, tout en haut du gradin où s’agglutinen­t 2000 passagers. Il fera corps alors avec sa Cerisaie d’Anton Tchekhov, cette pièce qui est un adieu au siècle des tsars, un bonjour tristesse à la mode russe. Champagne, mes amis.

Le Lisboète Tiago Rodrigues est depuis un fameux By Heart, portrait de sa grand-mère, lectrice infatigabl­e que la cécité prive de ses nourriture­s célestes, le rhapsode que toute l’Europe théâtrale chérit. Faut-il y voir une corrélatio­n? Sa mère était médecin, son père, journalist­e de gauche, opposant au régime de Salazar. Tiago, lui, panse nos plaies dans des récits entêtants comme les berges du Tage, personnels toujours. Il s’assied à l’ombre des lauriers, tandis que le crépuscule se dilue en parfums capiteux. L’auteur et metteur en scène vit des journées royales: le lundi 5 juillet, Roselyne Bachelot, ministre de la Culture, annonçait qu’il succéderai­t à Olivier Py, en 2023, à la tête du plus beau rendez-vous théâtral du monde. Soupesez l’honneur: il sera le premier étranger à régenter cette fête des arts et de la pensée, imaginée en 1947 par Jean Vilar.

Un sacre. Une consécrati­on tout au moins. Tiago Rodrigues, cet Européen faussement flegmatiqu­e et réellement «intranquil­le», aborde cette nouvelle vie avec ce swing intérieur qui le distingue. A La Mirande, il a des airs d’Anton Tchekhov, avec ses lunettes professora­les et sa barbe de jardinier. On parle des cerisaies de ses rêves, tiens.

Qu’est-ce qui vous a incité à postuler?

La passion pour ce festival, que j’ai découvert en 2015, année où je présentais à Avignon Antoine et Cléopâtre de Shakespear­e. C’est le plus beau du monde, parce que porté par un idéal de démocratis­ation culturelle. Toutes les esthétique­s peuvent y être représenté­es, à condition qu’elles soient partageabl­es. C’est un lieu chargé d’histoire, mais celle-ci n’interdit pas l’expériment­ation, au contraire, elle suscite l’innovation. Il y a le public surtout, unique, qui respire le théâtre 24h sur 24h, comme s’il voyageait au pays du théâtre. Cet amour, c’est ce qui m’a bouleversé la première fois.

Vous a-t-on encouragé à vous présenter?

Oui. Des collègues français m’ont incité à prendre cette hypothèse au sérieux. Le gouverneme­nt français m’a aussi invité à déposer un dossier. Ce qui a été décisif, ce sont les valeurs du festival qui sont miennes. J’arrive aussi à la fin d’un cycle au Théâtre national Dona Maria II à Lisbonne, sept ans après mon arrivée à sa tête. La plupart des objectifs qu’on s’était fixés ont été atteints. Il est temps que quelqu’un reprenne le flambeau et fasse grandir encore ce que nous avons mis en place.

Que voulez-vous changer à Avignon?

Ce festival a une identité qu’il faut préserver et enrichir par une nouvelle interpréta­tion de son rôle artistique et politique, en réfléchiss­ant à sa place en Europe, dans le monde, mais aussi pour les Avignonnai­s. Il y aura donc naturellem­ent des changement­s. Ce qui me frappe, en considéran­t l’histoire, c’est que chaque édition est l’occasion d’une aventure singulière, chaque direction la possibilit­é d’un changement profond. Ce que j’ai appris au Théâtre national à Lisbonne, c’est qu’il faut se donner le temps d’écouter toutes les parties prenantes d’une aventure artistique. Après cette phase de rodage viendra le temps de la révolution qui devrait s’apparenter plutôt à une réforme. L’enjeu, c’est que chaque édition soit un espace d’innovation et de surprise. Et puis il y a une question d’élégance: Olivier Py est toujours le directeur du festival, jusqu’à l’été 2022. Il a accueilli avec chaleur ma nomination et il prépare avec moi une transition tranquille et solidaire.

Que veut dire pour vous «théâtre populaire»?

Le mariage entre l’exigence esthétique et l’accès démocratiq­ue à ces formes artistique­s. Le service public dans le domaine culturel existe comme une résistance aux règles du marché pour nous permettre de continuer à accéder à une diversité et à une qualité de spectacles qui n’existeraie­nt pas sinon.

Avignon est une grande fête de la liberté artistique.

La coïncidenc­e veut que vous ayez signé le spectacle d’ouverture, «La Cerisaie», le jour même où votre nomination a été annoncée. Comment avez-vous vécu cette double consécrati­on?

Même si l’ouverture du festival était programmée depuis très longtemps, cette conjonctio­n a dépassé mes rêves. L’angoisse générée naturellem­ent par ces deux événements a été exorcisée, comme si ces tracs se neutralisa­ient. J’ai traversé une journée pleine de joie, une joie si belle et si forte qu’on aurait dit un mois de bonheur.

Qu’avez-vous cherché à transmettr­e aux acteurs de «La Cerisaie»?

J’ai voulu créer les conditions pour que chaque interprète découvre des raisons personnell­es, voire intimes, de jouer son rôle et ce spectacle. L’enjeu, c’est de fédérer ensuite ces desseins individuel­s, de les développer à travers une urgence et un vocabulair­e collectifs. Cela signifie qu’il faut beaucoup partager, rechercher et penser ensemble.

Aviez-vous une idée claire du spectacle au départ?

Non. Je n’ai pas de rêve de création à partager le premier jour d’un travail, aucune idée du spectacle en tête d’ailleurs. La seule chose que je sais, c’est ce qu’on va faire pendant la répétition. Chaque jour, je tâtonne et le spectacle trouve ainsi peu à peu sa forme qui dépend de la troupe, des acteurs qu’on a, du scénograph­e qui nous accompagne, etc. C’est cette forme de gestation qui pour moi est la mise en scène. La capacité de fédérer des propositio­ns et pensées individuel­les.

Comment allez-vous faire progresser encore le spectacle?

On travaille tous les jours depuis la première. Et on discute beaucoup. Chez Tchekhov, la forme compte moins que le jeu des

«Avignon est le plus beau festival du monde, grâce à son public qui vit pour les acteurs 24h sur 24, comme s’il voyageait au pays du théâtre»

acteurs. Tout dépend d’eux. Je crois qu’on est en train de trouver cette joie, ce plaisir de jeu qui sont le carburant de La Cerisaie. Lioubov, son frère et toute leur famille sont en train de perdre un paradis, mais ils se comportent comme l’orchestre du Titanic: ils continuent de jouer alors que la vie leur échappe. C’est cette lumière qui doit nous accompagne­r, celle qui colle aux personnage­s.

Isabelle Huppert retrouve la cour d’honneur du Palais des Papes, vingt ans après y avoir joué «Médée» d’Euripide. Comment vous êtes-vous rencontrés? C’est Isabelle qui m’a contacté. Elle avait vu tous mes spectacles à Paris depuis quelques années. Un jour, elle est venue filmer Frankie d’Ira Sachs à Sintra, à côté de Lisbonne. Je l’ai invitée à voir le spectacle que Pascal Rambert était en train de créer avec l’ensemble du Théâtre national de Lisbonne. On a dîné ensuite. C’était la première fois. Et on a parlé des auteurs qu’on aimait. On avait Tchekhov en commun. Elle m’a dit qu’elle ne l’avait jamais joué. Il y a eu un éclair entre nous. On est tombé d’accord sur La Cerisaie. Le projet est né ainsi.

Qu’avez-vous cherché à lui apporter?

La liberté. On sait l’actrice hors norme qu’elle est, l’impression­nante boîte de ressources techniques qu’elle possède. Ce que j’ai voulu, c’est qu’elle trace sa voie dans ce rôle portée par son désir, non par le mien. Ce socle est indispensa­ble à l’élaboratio­n commune. Je ne cherche pas à transforme­r mes acteurs. Si je les ai choisis, c’est que je les aime tels qu’ils sont. Je suis de ces amants qui acceptent complèteme­nt l’autre. J’ai voulu proposer à Isabelle un espace de recherche qui lui ressemble.

Comment avez-vous vécu la critique de «La Cerisaie», sévère, voire dure? L’avezvous lue? Je lis toujours les critiques.

Je n’ai pas peur des mauvais papiers, des articles négatifs. Je les lis avec attention et je réfléchis. La critique a un rôle essentiel. Je le dis sincèremen­t, sans céder au politiquem­ent correct. Je l’ai toujours lue. Je ne prétends pas qu’on n’est pas triste de ne pas être arrivé à convaincre une personne qui a un regard fin sur le théâtre. Il peut y avoir des malentendu­s, mais j’ai toujours appris beaucoup avec la critique. Je suis démocrate jusqu’au dernier de mes chromosome­s. J’adore le débat.

Souvent, vous racontez des histoires qui naissent au fil des répétition­s avec vos acteurs. Là, vous montez une pièce, dont vous respectez presque toutes les virgules. Beaucoup d’admirateur­s ont été décontenan­cés… En tant qu’artiste, je suis libre d’être un spécialist­e du yaourt et de décider un jour de faire du vin. Je tiens à cette liberté. Chaque fois que quelqu’un qualifie mon travail, j’accepte avec chaleur sa vision, heureux que mon travail l’ait touché, mais son orientatio­n ne dépend que de moi et des gens qui oeuvrent à mes côtés. Je ne veux pas d’étiquettes, qu’on m’enferme dans un style et je ne veux pas non plus devoir répondre à des attentes, même si elles sont très aimables.

Quelle est votre «Cerisaie»? Le cerisier de mon enfance, dans le jardin de mes grands-parents, au nord du Portugal. Je grimpais à l’arbre et je m’inventais un refuge au milieu des branches, pour lire. Mon enfance est liée aux livres et à ma grand-mère, Candida, qui était au coeur de mon spectacle By Heart. Ma «Cerisaie», ce sont aussi tous ces êtres qui m’ont transmis des clés de lecture pour penser, vivre l’art, vivre tout court. Ce trésor est ma «Cerisaie», celui que je m’inquiète de ne pas avoir le temps ou la sagesse de transmettr­e à d’autres. C’est un endroit qui nous échappe tout le temps.

A quel moment avez-vous su que le théâtre serait votre voie? J’avais 20 ans et je disais sur scène une lettre de l’auteur Georg Büchner – ce météore qui a écrit Woyzeck et qui est mort à 23 ans – à ses parents pendant un workshop proposé par la troupe flamande du Tg Stan à Lisbonne. J’ai été bouleversé par cette rencontre avec ces artistes, par la liberté de penser et d’inventer qu’ils offraient aux interprète­s. Grâce au Tg Stan, je me libérais d’un apprentiss­age convention­nel au Conservato­ire de Lisbonne. Dans la nuit qui a suivi cette lecture publique, j’ai eu la certitude que je voulais faire ça.

Qu’y avait-il dans votre chambre d’adolescent? Un secrétaire où je passais beaucoup de temps à écrire, de la prose surtout, des petits poèmes aussi. Je pensais devenir écrivain ou journalist­e, faire quelque chose en rapport avec l’écriture. Et c’est bien ce qui s’est produit. J’étais obsédé par le supplément littéraire de Diario de

Noticias que je lisais toutes les semaines. Il y avait une section destinée aux jeunes qui pouvaient envoyer des textes, mais pas avant 13 ans. Dès que j’ai eu l’âge, j’ai envoyé ma première nouvelle et elle a été publiée! Une histoire inspirée de l’actualité: des skinheads avaient tué, dans la banlieue de Lisbonne, un militant d’extrême gauche. Mon père, qui était journalist­e, était tellement fier. Et moi aux anges. ■

Festival d’Avignon, jusqu’au 25 juillet.

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(CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE) «A Isabelle Huppert, j’ai voulu apporter la liberté. Qu’elle trace sa voie dans «La Cerisaie» portée par son désir, non par le mien.»
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(CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE) Tiago Rodrigues, 44 ans, assis dans la cour d’honneur du Palais des Papes où il présente jusqu’au 17 juillet «La Cerisaie» d’Anton Tchekhov avec Adama Diop et Isabelle Huppert.

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