ZEP DÉVOILE SES TRÉSORS DE PAPIER
Le père de «Titeuf» inaugure notre série «Jamais sans mes livres». Dans son immense bibliothèque, la BD trône en majesté, mais les romans ont su se tailler une place de choix. ●
Ayant appris à lire avec Mickey et Donald, il a mis du temps à apprécier l’art romanesque. L’auteur de «Titeuf» aime passionnément les livres. Il en achète, il en offre généreusement, il les range sur une bibliothèque monumentale où Gotlib côtoie Kundera
◗ Au commencement était l'image. Vers l'âge de 3 ans, Philippe Chappuis a plongé dans les bandes dessinées de sa grande soeur et n'en est jamais réellement sorti. «J'ai vraiment appris à lire une histoire à travers les illustrations. L'expression des personnages me disait ce que je devais comprendre. Bien sûr, je voyais des caractères dans les bulles et, petit à petit, j'ai repéré des mots.» A 5 ans, il entre à l'école enfantine sans savoir lire – «mais je savais écrire «Spirou», rigole-t-il.
En ces temps déjà lointains, la bande dessinée était considérée comme la voie royale vers l'illettrisme. L'inclination du petit Philippe est une source d'inquiétude. Ses parents sont souvent convoqués à l'école. Rien n'y fait… Le cancre génial reconnaît n'avoir jamais lu un roman au cours de sa scolarité. Il contournait les lectures obligatoires grâce aux résumés de ses camarades. Il avait toutefois d'excellentes notes en français grâce à Achille Talon, l'érudit grassouillet se caractérisant par une verbosité prodigieuse. «Je connaissais par coeur ses discours. Mon bagage de vocabulaire était donc plus grand que celui des lecteurs de la Bibliothèque rose.»
RAYONNAGES BIGARRÉS
Vers 17 ans, il lit un premier roman, L’Insoutenable Légèreté de l’être, chaudement recommandé par sa soeur, fan inconditionnelle de Milan Kundera. Aujourd'hui, il lit peut-être davantage de romans que de bandes dessinées – l'excitation est un peu retombée, les séries qui n'en finissent pas ou se perpétuent sous la plume d'imitateurs le découragent. Il possède quelques milliers de livres, répartis sur cinq bibliothèques, dont une, monumentale, couvrant toute une paroi du salon avec cheminée. Comme dans les romans d'aventures, un pan du meuble pivote, révélant une porte dérobée – qui ne conduit pas à la crypte au trésor de Rackham le Rouge, mais plus prosaïquement dans des toilettes…
Les rayonnages s'avèrent formidablement bigarrés, car la bande dessinée domine. Quelques gadgets, un Schtroumpf, un Titeuf s'incrustent dans les anfractuosités du papier. Certains ouvrages sont disposés en facing, des Mickey de chez Hachette, un Jerry Spring des temps jadis, mais aussi Ce qu’il faut de terre à l’homme de Martin Veyron, Cité Lumière de Ted Benoit, l'édition américaine de Paris 2119, un ouvrage sur Dürer, un album du photographe Marcel Imsand… Et même un isopet de l'ami Tébo, Les Fables avec du poil, qui n'a «rien à faire là». Zep précise qu'il ne faut pas tirer de conclusions définitives du choix des livres mis en avant: il arrive que la femme de ménage intervienne dans cette mosaïque parce qu'une couverture lui plaît. Un opuscule de Mandryka, Bitoniot se promène, attire l'oeil sur le tabernacle des «pères fondateurs»: Mandryka (Le Concombre masqué), Gotlib (La Rubrique-à-Brac) et leur disciple Jannin (Froud & Stouf).
Cette Trinité avoisine 365 Histoires de Mickey et Les Aventures
explosives de Donald dans lesquels le petit Philippe a appris à lire, ces recueils si grands qu'enfant il pensait pouvoir se coucher dedans. Il y aurait même, au coeur du magma de papier, le mythique Manuel des
Castors Juniors, l'immarcescible vade-mecum, «le guide qui t'aidera à t'en sortir mieux que la Bible et le Yi-King», se marre le dessinateur.
PRÉCIEUSE RELIQUE
Superstar de la bande dessinée, en tête des ventes de livres avec le dernier album de Titeuf (La Grande Aventure), Zep a l'amour du papier imprimé. Avec son premier cachet de dessinateur, 400 francs pour une affiche, il avait acheté l'Almanach Spirou 1946 – dans lequel Franquin et Morris débutent. S'il n'est pas hostile à l'idée que les amis de papier retournent à la poussière comme leurs lecteurs, le jour où, à la suite d'une mauvaise chute, cette précieuse relique est tombée en lambeaux, il a eu le coeur gros.
Zep ne jette jamais un livre. Il en offre beaucoup comme La Foire aux immortels, de Bilal, des albums de Cosey ou le délicat Earl & Mooch, tome 1: La Nuit des chasseurs, de Patrick McDonnell. Il a toujours un bouquin dans son sac, de préférence un roman qui dure plus longtemps qu'une BD. Il intervient au fil des pages, annote, souligne des passages, dessine les personnages tels qu'il se les imagine… Ces derniers temps, il a lu et apprécié L’Oiselier, de Daniel
de Roulet, Oleg, de Frederik Peeters, et Malgré tout, de Jordi Lafebre. Il relit rarement, ou alors des journaux intimes, comme celui d’Amiel, dont les résonances évoluent avec les années.
OMBRE DE MÉLANCOLIE
Zep aime les librairies. Même si elles tendent à s’uniformiser, il les visite dans toutes les villes où il passe et en ressort généralement avec deux ou trois livres. Chiner chez les bouquinistes et dénicher des raretés est une activité à laquelle il s’adonne volontiers. Il évoque avec ferveur Un Regard Moderne, mythique librairie parisienne, dont le volume du contenu semble excéder le volume du contenant. Des milliers de livres qu’on dirait classés par Gaston Lagaffe forment portiques et labyrinthes dont les couloirs rétrécissent au fil des années, forçant le visiteur à avancer de profil. Le gardien des lieux a tout en tête: il plonge dans la masse et ressort avec le volume désiré, par exemple Bob Dylan. A Year and a Day, du photographe Daniel Kramer – en s’excusant de n’avoir que la réédition de 1978…
Devant sa bibliothèque, tel un maçon au pied de la grande muraille, Zep médite. «Une bibliothèque, c’est quelque chose de vivant. On a envie de regarder, de sortir des volumes, on a envie d’apprendre…» Une bibliothèque, c’est même «assez chouette à dessiner», un peu «comme une peau de dragon, avec plein de petites écailles qui, vues de loin, donnent l’impression d’une peau, d’une carapace».
Au début, la bibliothèque était organisée, tout semblait évident, là les Tintin, là l’underground américain, et puis les inclassables… Quelques années plus tard, la théorie du chaos est démontrée. Ce qui énerve Zep: «Une bibliothèque dans laquelle les livres se perdent n’a aucun sens.» Une ombre de mélancolie passe: «Cette bibliothèque, c’est ma bibliothèque. Personne n’a envie d’en hériter. Le genre «Tout ça sera à toi, mon fils!», c’est «Tu es gentil, mais tu gardes tes affaires!» Un jour viendra où il faudra écrémer. «Je sais qu’il faut apprendre à se détacher des choses. J’ai un peu de mal… Mais on n’emporte rien avec soi…»