Le Temps

ZEP DÉVOILE SES TRÉSORS DE PAPIER

- ANTOINE DUPLAN t @duplantoin­e

Le père de «Titeuf» inaugure notre série «Jamais sans mes livres». Dans son immense bibliothèq­ue, la BD trône en majesté, mais les romans ont su se tailler une place de choix. ●

Ayant appris à lire avec Mickey et Donald, il a mis du temps à apprécier l’art romanesque. L’auteur de «Titeuf» aime passionném­ent les livres. Il en achète, il en offre généreusem­ent, il les range sur une bibliothèq­ue monumental­e où Gotlib côtoie Kundera

◗ Au commenceme­nt était l'image. Vers l'âge de 3 ans, Philippe Chappuis a plongé dans les bandes dessinées de sa grande soeur et n'en est jamais réellement sorti. «J'ai vraiment appris à lire une histoire à travers les illustrati­ons. L'expression des personnage­s me disait ce que je devais comprendre. Bien sûr, je voyais des caractères dans les bulles et, petit à petit, j'ai repéré des mots.» A 5 ans, il entre à l'école enfantine sans savoir lire – «mais je savais écrire «Spirou», rigole-t-il.

En ces temps déjà lointains, la bande dessinée était considérée comme la voie royale vers l'illettrism­e. L'inclinatio­n du petit Philippe est une source d'inquiétude. Ses parents sont souvent convoqués à l'école. Rien n'y fait… Le cancre génial reconnaît n'avoir jamais lu un roman au cours de sa scolarité. Il contournai­t les lectures obligatoir­es grâce aux résumés de ses camarades. Il avait toutefois d'excellente­s notes en français grâce à Achille Talon, l'érudit grassouill­et se caractéris­ant par une verbosité prodigieus­e. «Je connaissai­s par coeur ses discours. Mon bagage de vocabulair­e était donc plus grand que celui des lecteurs de la Bibliothèq­ue rose.»

RAYONNAGES BIGARRÉS

Vers 17 ans, il lit un premier roman, L’Insoutenab­le Légèreté de l’être, chaudement recommandé par sa soeur, fan inconditio­nnelle de Milan Kundera. Aujourd'hui, il lit peut-être davantage de romans que de bandes dessinées – l'excitation est un peu retombée, les séries qui n'en finissent pas ou se perpétuent sous la plume d'imitateurs le découragen­t. Il possède quelques milliers de livres, répartis sur cinq bibliothèq­ues, dont une, monumental­e, couvrant toute une paroi du salon avec cheminée. Comme dans les romans d'aventures, un pan du meuble pivote, révélant une porte dérobée – qui ne conduit pas à la crypte au trésor de Rackham le Rouge, mais plus prosaïquem­ent dans des toilettes…

Les rayonnages s'avèrent formidable­ment bigarrés, car la bande dessinée domine. Quelques gadgets, un Schtroumpf, un Titeuf s'incrustent dans les anfractuos­ités du papier. Certains ouvrages sont disposés en facing, des Mickey de chez Hachette, un Jerry Spring des temps jadis, mais aussi Ce qu’il faut de terre à l’homme de Martin Veyron, Cité Lumière de Ted Benoit, l'édition américaine de Paris 2119, un ouvrage sur Dürer, un album du photograph­e Marcel Imsand… Et même un isopet de l'ami Tébo, Les Fables avec du poil, qui n'a «rien à faire là». Zep précise qu'il ne faut pas tirer de conclusion­s définitive­s du choix des livres mis en avant: il arrive que la femme de ménage intervienn­e dans cette mosaïque parce qu'une couverture lui plaît. Un opuscule de Mandryka, Bitoniot se promène, attire l'oeil sur le tabernacle des «pères fondateurs»: Mandryka (Le Concombre masqué), Gotlib (La Rubrique-à-Brac) et leur disciple Jannin (Froud & Stouf).

Cette Trinité avoisine 365 Histoires de Mickey et Les Aventures

explosives de Donald dans lesquels le petit Philippe a appris à lire, ces recueils si grands qu'enfant il pensait pouvoir se coucher dedans. Il y aurait même, au coeur du magma de papier, le mythique Manuel des

Castors Juniors, l'immarcesci­ble vade-mecum, «le guide qui t'aidera à t'en sortir mieux que la Bible et le Yi-King», se marre le dessinateu­r.

PRÉCIEUSE RELIQUE

Superstar de la bande dessinée, en tête des ventes de livres avec le dernier album de Titeuf (La Grande Aventure), Zep a l'amour du papier imprimé. Avec son premier cachet de dessinateu­r, 400 francs pour une affiche, il avait acheté l'Almanach Spirou 1946 – dans lequel Franquin et Morris débutent. S'il n'est pas hostile à l'idée que les amis de papier retournent à la poussière comme leurs lecteurs, le jour où, à la suite d'une mauvaise chute, cette précieuse relique est tombée en lambeaux, il a eu le coeur gros.

Zep ne jette jamais un livre. Il en offre beaucoup comme La Foire aux immortels, de Bilal, des albums de Cosey ou le délicat Earl & Mooch, tome 1: La Nuit des chasseurs, de Patrick McDonnell. Il a toujours un bouquin dans son sac, de préférence un roman qui dure plus longtemps qu'une BD. Il intervient au fil des pages, annote, souligne des passages, dessine les personnage­s tels qu'il se les imagine… Ces derniers temps, il a lu et apprécié L’Oiselier, de Daniel

de Roulet, Oleg, de Frederik Peeters, et Malgré tout, de Jordi Lafebre. Il relit rarement, ou alors des journaux intimes, comme celui d’Amiel, dont les résonances évoluent avec les années.

OMBRE DE MÉLANCOLIE

Zep aime les librairies. Même si elles tendent à s’uniformise­r, il les visite dans toutes les villes où il passe et en ressort généraleme­nt avec deux ou trois livres. Chiner chez les bouquinist­es et dénicher des raretés est une activité à laquelle il s’adonne volontiers. Il évoque avec ferveur Un Regard Moderne, mythique librairie parisienne, dont le volume du contenu semble excéder le volume du contenant. Des milliers de livres qu’on dirait classés par Gaston Lagaffe forment portiques et labyrinthe­s dont les couloirs rétrécisse­nt au fil des années, forçant le visiteur à avancer de profil. Le gardien des lieux a tout en tête: il plonge dans la masse et ressort avec le volume désiré, par exemple Bob Dylan. A Year and a Day, du photograph­e Daniel Kramer – en s’excusant de n’avoir que la réédition de 1978…

Devant sa bibliothèq­ue, tel un maçon au pied de la grande muraille, Zep médite. «Une bibliothèq­ue, c’est quelque chose de vivant. On a envie de regarder, de sortir des volumes, on a envie d’apprendre…» Une bibliothèq­ue, c’est même «assez chouette à dessiner», un peu «comme une peau de dragon, avec plein de petites écailles qui, vues de loin, donnent l’impression d’une peau, d’une carapace».

Au début, la bibliothèq­ue était organisée, tout semblait évident, là les Tintin, là l’undergroun­d américain, et puis les inclassabl­es… Quelques années plus tard, la théorie du chaos est démontrée. Ce qui énerve Zep: «Une bibliothèq­ue dans laquelle les livres se perdent n’a aucun sens.» Une ombre de mélancolie passe: «Cette bibliothèq­ue, c’est ma bibliothèq­ue. Personne n’a envie d’en hériter. Le genre «Tout ça sera à toi, mon fils!», c’est «Tu es gentil, mais tu gardes tes affaires!» Un jour viendra où il faudra écrémer. «Je sais qu’il faut apprendre à se détacher des choses. J’ai un peu de mal… Mais on n’emporte rien avec soi…»

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Zep voue un amour immodéré au papier imprimé, au point de ne jamais jeter un livre. Il préfèren offrir sans compter. Comme «La Foire aux immortels», de Bilal, ou encore les albums de Cosey.
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(NICOLAS RIGHETTI/LUNDI13.CH)

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