Le Temps

LES 1000 ÎLES DE JOWEE OMICIL

- ROBERT ARNAUD

Spéléologu­e du saxophone et acteur de la série Netflix «The Eddy», le jazzman canado-haïtien a vécu 100 vies. Il les insuffle dans des rythmes chamarrés, urgents mais légers, à saisir au Montreux Jazz Festival ce samedi

◗ L’entrée ne paie pas de mine, une cour intérieure, des escaliers à sec. Studio Pigalle à Paris: par le passé, Léo Ferré et Woodkid ont enregistré dans cette cabine encombrée de vieux outils analogique­s, d’odeurs chaudes et de magnétisme. Jowee Omicil a enfilé un haut de survêtemen­t saturé d’écussons nationaux, Guyane, Jamaïque, Trinidad, Sénégal, Angleterre, le monde cousu sur son petit corps concentré. Il saisit un saxophone soprano, une trompette, un vieux piano, chante une rengaine de grenadier créole, avec le sentiment qu’il creuse à chaque minute davantage dans la chair des émotions. Ce n’est pas une session d’enregistre­ment, c’est de la spéléologi­e.

On a déjà parlé de Jowee Omicil, son entregent grave, son enfance montréalai­se, ses origines haïtiennes, les mentors qu’il a conquis à New York, Ornette Coleman qu’il traitait comme Karaté Kid révère son maître sibyllin. On a vu à Montreux Jowee faire le Monsieur Loyal pour l’anniversai­re de Quincy Jones, puis saisir son saxophone avec Mos Def, repartir dans la gouaille et le mystère. Jowee est si insaisissa­ble qu’il paraît toujours suspendu à un mètre au-dessus de son propre corps, à chercher l’espace de liberté qu’il n’aurait pas encore conquis.

Lorsqu’il tournait pour Netflix la série jazzeuse The Eddy, Jowee Omicil a repéré un pianiste californie­n qui est à lui-seul une usine: Randy Kerber. Il a accompagné Eric Clapton, enregistré plus de 1000 musiques de film, dont la Couleur Pourpre, Harry Potter ou Titanic, il a tenu la petite mélodie étincelant­e qui ouvre Man in the Mirror de Michael Jackson. Il a tant fait qu’on ne la lui fait plus. Et on aurait pu imaginer qu’entre ce mercenaire industrieu­x et son cadet extatique, la sauce aurait pu ne pas prendre. Ils se retrouvent pourtant un jour de juin 2020, à Pigalle, pour marcher ensemble tout au bord du précipice.

La session pour le jeune label Komos, tenu par une référence en matière de production française, Antoine Rajon, rappelle ce que devaient être les sessions d’Ascenseur pour l’échafaud, auquel le disque fait allusion (Ascenseur 2020). L’improvisat­ion érigée en art chamanique, le studio considéré comme un terrain d’exploratio­n, un laboratoir­e vivant, plutôt qu’une caisse enregistre­use. Tout va très vite. Le matériel s’accumule à tel point que le producteur imagine déjà plusieurs disques du duo. C’est un mélange de pièces totalement free, de dérives sur les timbres, de chansons caraïbes (Grenadié), de prières à crépitatio­ns (Luxologie).

Jowee Omicil, qui est d’un abord absolument aisé, rieur et décomplexé, parvient en un cillement à s’enfoncer en lui-même et le masque change alors, il reprend la voix de son enfance, celle du pasteur qui l’a vu naître, de ses ancêtres insulaires, il va chercher dans une poésie comme La Gonave des réponses à des questions qui ne se posent plus, le naufrage d’une nation, l’anxiété de l’exilé, il parle créole et l’on comprend soudain que cette plainte est un blues des lagunes, des palmeraies, des tropiques assaillis par des pluies battantes.

Jowee prépare en ce moment avec Napoleon Maddox et le beatmaker Sorg un spectacle en l’honneur de l’insurgé de Saint-Domingue, Toussaint Louverture; il sera donné le 8 août au fort de Joux, là où le révolution­naire malgré lui est mort dans l’humidité d’un cachot. Depuis des années, Jowee Omicil cherche la joie en musique, il développe des concepts qui n’appartienn­ent qu’à lui, des mots d’ordre et hashtags qui sont autant d’injonction­s à faire de l’art une fête sans équivalent. Mais ce sont en réalité ses mélancolie­s d’humaniste contrarié qui constituen­t le coeur de sa voix intime.

DU JAZZ À BACH

Il a 43 ans, il a déjà vécu 100 vies, il a étudié au Berklee College of Music, partagé son groupe avec Roy Hargrove, vécu au Venezuela, à Miami puis aujourd’hui à Paris, il aime Bach, les cantiques et le jazz quand il est pris de vertige, il joue d’à peu près tous les instrument­s qui jouissent d’un nom et change de vêtements plusieurs fois par jour, mais ce qui fait le trait d’union entre tous les Jowee Omicil que l’on connaît, c’est la capacité à mettre de l’urgence même dans ce qui semble le plus léger.

Au Montreux Jazz Festival, il viendra avec Randy Kerber, mais aussi une sorte de nouvelle compagnie créole qui participe au renouveau du jazz caraïbe, Mario Canonge au piano, le bassiste Jendah Manga, le batteur Yoann de Danier. Il y a autant chez eux de jubilation à jouer avec les formes dansantes des îles qu’avec le clair-obscur de la poésie des comptoirs. On peut y aller les yeux fermés. Chacun des concerts de Jowee Omicil est un enseigneme­nt. ■

Jowee Omicil en concert sa 17 juillet. Petit Théâtre. Montreux Jazz Festival. Workshop à 16h. www.montreuxja­zz.com

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(BART KUYKENS)
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Randy Kerber & Jowee Omicil, «Y Pati» (Komos)

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