OUI, «ON PEUT GUÉRIR»
Ex-anorexique, Camille Cellier s’insurge contre l’inefficacité des psychothérapies et les «hospitalisations barbares».
Elle s’élève surtout contre l’idée ancrée que ce mal reste à vie
◗ C'est un cri. Un cri documenté – les six pages de bibliographie en témoignent –, mais un cri, tout de même, contre le consensus entourant l'anorexie. Camille Cellier, ex-anorexique qui s'est soignée seule alors qu'elle avait atteint le poids morbide de 27 kilos, dénonce les psychothérapies traditionnelles, essentiellement systémiques, qu'elle juge infantilisantes et stériles, ainsi que les hospitalisations et leurs lots de «gavages, chantages et humiliations.»
Surtout, clame-t-elle dans Guérir de l’anorexie, sorti en juin dernier aux Editions Odile Jacob, une personne anorexique ne le demeure pas à vie. Elle peut tout à fait se réinventer et «retrouver un rapport anodin à la nourriture.» «Il n'y a pas de fatalité enfermante, de même qu'il n'y a jamais une seule, mais plusieurs causes, développe l'auteur. Ce qui importe, d'ailleurs, ce n'est pas le pourquoi de la maladie, rumination improductive et souvent culpabilisante pour les parents, mais comment en sortir.»
Ses solutions, justement? «Respecter et responsabiliser le ou la patient·e lors d'entretiens ouverts, lui faire reprendre goût au réel et associer ses proches au processus», résume cette enseignante de lettres modernes et de cinéma à l'Université de Caen Normandie, qui accompagne des anorexiques dans leur parcours de guérison.
MÊME BILAN DEPUIS QUARANTE ANS
Un tiers, un tiers, un tiers. Un tiers de guérison, un tiers de chronicité et un tiers de décès. Tel est, inchangé depuis quarante ans, le bilan thérapeutique de l'anorexie, rappelle l'auteure. «Serait-ce hérétique de demander au corps médical de s'interroger sur la qualité de son intervention?», questionne Camille Cellier avant de lister ses reproches.
Le premier concerne une forme de paresse intellectuelle. Selon elle, les psychothérapeutes recourent inlassablement à leurs classiques quand ils reçoivent un·e anorexique plutôt que de s'intéresser à son cas particulier. Les lieux communs convoqués? «Maman est envahissante, papa est absent et la jeune patiente a forcément des problèmes avec sa féminité. Sans oublier le moment où le thérapeute, qui se place toujours en «super-sachant», avance que si la jeune femme refuse de se nourrir et donc de se développer, c'est pour, inconsciemment, empêcher son père de la désirer», soupire l'auteure.
RACCOURCIS DANGEREUX
Camille Cellier, qui a grandi dans une famille équilibrée, juge ces raccourcis non seulement offensants, mais aussi dangereux puisqu'ils justifient souvent des séparations forcées et traumatisantes entre la personne malade et ses parents.
Dans son cas, dit-elle, l'anorexie a été provoquée par un faisceau de raisons. «Un chagrin violent, la fin d'un cycle du lycée, le tétanisant mot «avenir»… C'est un amoncellement de dissonances, combiné avec des racines anxieuses et l'absurdité du monde, qui m'ont fait dévaler la pente des kilos.»
Le problème, répète l'auteure, c'est que les soignants préfèrent plaquer leur vision de la maladie sur les patients – qui sont à 90-95% des patientes — au lieu de les écouter. Il y a une infantilisation, voire un mépris, car, dans le milieu médical, les anorexiques sont souvent vues comme «manipulatrices, menteuses et rebelles à tout traitement».
Ces a priori négatifs légitiment des «actes de maltraitance» lorsqu'il y a hospitalisation, accuse encore l'auteure sur la base de nombreux témoignages. Confiscation des effets personnels, contrôle permanent, y compris dans les lieux d'intimité, propos rabaissants ou abus d'anxiolytiques. Et puis, évidemment, le gavage. Qui est parfois si massif et soudain, 2500 calories d'un coup, que la patiente est «pliée en deux de douleur sans que le médecin ne concède un aménagement du traitement».
Camille Cellier attribue d'ailleurs le nombre de suicides «dont le nombre augmente en flèche à la sortie de l'hôpital» au décalage entre «une prise de poids fulgurante (4 kilos en une semaine pour B.)» et l'absence «d'équilibration cognitive».
Mais, au-delà des conditions d'hospitalisation qui varient selon les pays et les établissements – la Suisse privilégie la solution ambulatoire –, la spécialiste stigmatise essentiellement «cette obsession de culpabiliser les parents» qui est, elle, universelle. La séparation d'avec la famille est considérée par le corps médical comme «une phase indispensable» sans laquelle le ou la malade ne pourrait pas développer une identité propre.
«Déjà, cette grosse ficelle ne fait souvent pas ses preuves, mais surtout, nul besoin d'assassiner père et mère pour gagner cette liberté. Pourtant, une mère d'anorexique caennaise a reçu pour conseil de la part d'un chef de service de pédopsychiatrie de «faire le deuil de sa fille!», hallucine la spécialiste qui elle, défend l'option inverse, lorsqu'elle coache des patientes.
FAMILLE ASSOCIÉE À LA GUÉRISON
«Je les rencontre dans des cafés pour enlever la pression et évacuer toute supériorité de ma part. Ensuite, je mène avec elles des dialogues pédagogiques, basés sur l'écoute et le respect. Le simple fait que j'en sois sortie me donne du crédit et leur parole se libère plus facilement. Enfin, je ne transforme pas les parents en ennemis à abattre, pour la simple et bonne raison qu'ils sont rarement invoqués comme causes de l'anorexie. Au contraire, je les associe.»
L'autre ressource que recommande Camille Cellier? «Reprendre goût au réel. J'encourage ces jeunes femmes à lire les journaux, écouter les infos à la radio ou à la télé. Et à se projeter dans une vie sans anorexie. Ensemble, on admet que les frustrations vont toujours être là, mais que l'envie de vivre peut prendre le dessus. Comme elles me voient affranchie de la maladie, elles envisagent plus volontiers cette nouvelle voie.»
ANOREXIQUES, ALCOOLIQUES, MÊME DESTIN?
Le droit au retour à la normale est d'ailleurs le gros combat de l'auteure. Qui reproche au discours dominant de claironner que «les anorexiques, comme les alcooliques, ne sont jamais guéri·e·s. Que, toujours, leur rapport à la nourriture sera problématique et leur fragilité permanente.»
«C'est faux!», clame Camille Cellier. Qui assure qu'elle peut manger un repas plantureux sans évaluer le nombre de calories ingérées, ni se livrer à une séance de sport intensive ensuite. Et garantit que, oui, les ex-anorexiques ont une sexualité saine et sereine. «Je ne contrôle plus rien et je vis bien. Et nombre de femmes que j'ai interrogées pour ce livre en font autant. La nourriture n'est plus notre seule préoccupation. Ce qui nous préoccupe, c'est à quel point la société nous enferme dans ce destin.»
Car cette idée a la vie dure. Comme le principe souvent établi et transmis aux jeunes patientes que «les choses s'arrangeront lorsqu'elles seront enceintes.» «D'abord, on ne se sauve pas des griffes de l'anorexie pour rencontrer un «prince soignant», ni enfanter! Ensuite, il y a des mères qui restent anorexiques, comme il y a des non parturientes qui s'en sortent très bien», corrige l'auteure, fatiguée par la constance sexiste de ces biais.
L’APRÈS-ANOREXIE, UN SUJET OUBLIÉ
Il faut absolument documenter l'après-anorexie, plaide enfin Camille Cellier qui a observé que «la plupart des ouvrages sur le sujet plongent dans la maladie et sont terrifiants.» Il faut montrer qu'il existe un quotidien normal, c'est-à-dire avec ses hauts et ses bas, après la maladie. Et aussi rassurer les ex-anorexiques sur le fait qu'elles n'ont pas perdu leur temps pendant la maladie, un de leurs grands regrets. Au contraire, relève la spécialiste, «elles ont mûri, fait la démonstration de leurs propres ressources et gagné en indépendance intellectuelle et morale. Qui dit mieux en termes d'école de vie?» ■