CHEVAUCHER LES SIÈCLES AVEC UN GUIDE ÉRUDIT
Publié à titre posthume, «Dans ma bibliothèque», de l’historien français Marc Fumaroli, sonde la tension entre guerre et paix, et offre une méditation profonde sur les aléas de l’existence humaine.
◗ On se demande, en terminant la lecture de ce grand livre, ce qui l'emporte, de l'admiration qu'on ne peut refuser à l'ampleur et à la profondeur de la vision qu'il offre d'une histoire couvrant quelque vingt-cinq siècles ou de l'irritation qu'il est difficile de ne pas ressentir devant ses imperfections. Dans ma bibliothèque est le livre, publié de manière posthume, auquel Marc Fumaroli consacra ses dernières années, des années qu'un cancer très tenace rendit souvent douloureuses.
L'ouvrage est à la fois achevé et inachevé. Achevé dans la mesure où son projet est formulé de manière parfaitement claire: méditer sur le binôme Guerre et Paix, en partant d'Homère et jusqu'à Tolstoï et Grossman (Vie et Destin) en s'attardant longuement sur les XVIIe et XVIIIe siècles de la France. Inachevé en ce que sa forme, volontiers rhapsodique, ne serait certainement pas restée telle quelle si son auteur avait eu le temps de la corriger.
L’ART DE LA DIPLOMATIE
Alors que les débuts de sa carrière l'avaient vu devenir sans doute le plus important dix-septiémiste de son temps, Fumaroli, surtout après avoir accédé au Collège de France, a poursuivi son archéologie de «l'esprit français», ce qui l'a amené notamment à séjourner longuement dans un XVIIIe siècle qu'il s'est mis à redessiner non pas tant à l'aide des auteurs auxquels on assimile d'habitude le siècle des Lumières, mais en s'appuyant plutôt sur des personnalités plus proches de la tradition catholique éclairée, qui a toujours eu ses faveurs.
Au premier rang de celles-ci Fénelon, l'auteur des Aventures de Télémaque (1699), livre qui eut un succès considérable à l'époque et qui contient une critique à peine voilée de la politique militariste si coûteuse en vies humaines de Louis XIV. Deux choses retiennent Fumaroli dans cet ouvrage: la première est qu'il s'inscrit dans le droit-fil de la querelle qui, à l'époque, divise tous les auteurs, la querelle des Anciens et des Modernes. La seconde est que l'ob
jectif de sa figure de maître, Mentor, est d’enseigner à Télémaque son disciple à placer l’art de la diplomatie au-dessus de l’art militaire.
LECTURE ALLÉGORIQUE
Le point important ici est l’adverbe: «au-dessus». Pas «à la place de». La polarité de ces deux arts, Fumaroli le sait bien, est une donnée fondamentale de la science politique qui n’a cessé de solliciter les esprits depuis l’Antiquité: d’Aristote à Machiavel, comme de Vauban à Clausewitz. Occasion, pour l’historien, de proposer une lecture allégorique de l’histoire européenne qui redistribue les accents en cherchant par tous les moyens à valoriser une vision irénique de celle-ci, qui s’inscrit en faux contre tous les triomphalismes belliqueux, que ce soit celui du siècle de «Louis le Grand» ou celui de Napoléon.
Comme chaque livre de cet auteur, celui-ci témoigne d’une érudition considérable. Débordant de beaucoup le seul cadre de l’histoire littéraire, sa réflexion s’élève à une sorte de méditation quasi métaphysique sur les vicissitudes de l’existence humaine. Les lecteurs de gauche s’irriteront d’une vision qui fasse si peu de place aux données de l’économie, ceux de droite ne s’accorderont pas nécessairement avec son pacifisme sous-jacent. Peut-être est-ce là d’ailleurs un mérite supplémentaire à lui reconnaître, et la marque d’un vrai savoir, que son refus de se laisser enfermer dans un stéréotype quel qu’il soit. ■