POUR UN LANGAGEOCÉAN
◗ Que ceux qui se reconnaissent se lèvent, qu’elles battent des plumes et froncent leurs racines, qu’iels se mettent à bâiller comme des portes entrouvertes et proclament leurs noms de meutes ensoleillées. Que celles qui ne comprennent pas s’envolent, qu’iels déploient leurs griffes et se mettent à battre si fort des paupières que leurs écailles fleurissent.
Car je suis de la viande. De la sève. Des nuages. Je suis des vagues, des inflorescences, des nectars, des notes, je suis des poils, de la lymphe, des voix. Je suis mammifère, liane spongieuse, coeur battant, je suis eau placide, feu fumant, tendres cils, je suis ce qui varie avec les mers, les souffles et ce qui se nuance en ciel, nuages et vagues. Alors que celles qui souhaitent dire se disent et que ceux qui souhaitent s’asseoir s’assoient, alors que celleux qui veulent s’écrier s’écrient et que ceux qui désirent s’ennuyer s’ennuient.
Car demain est déjà aujourd’hui et hier est partout présent comme un pollen. L’air s’emballe et je vibre, je regarde devant dans les strates-océan.
Le langage est une vague qui forme nos désirs, nos désirs sont des vagues qui parfois nous déforment, forment des mots nouveaux, déforment nos contours, cherchent de nouvelles formes, des mots qui deviennent prismes, nouveaux chemins pour dire.
Je réfléchis au langage et à son mouvement, et je retrouve cette phrase écrite il y a sept ans dans L’Oragé: «La traduction, l’appui d’une langue contre une autre, met en exergue, en tension, en évidence les langues pour ce qu’elles sont, des formulations du réel, des «créations» du réel lui
Chaque semaine, une écrivaine ou un écrivain a carte blanche pour mettre en mots la belle saison.
même. Car chaque langue nous parle d’un autre réel. Le recul d’une autre langue sur la sienne est bénéfice, enrichissement.»
Aujourd’hui, je trouve que celleux est un beau mot que j’aime à semer dans les prés de ma langue, les friches où nos imaginaires frémissent, telle la traduction d’un élan de reconnaissance de toutes en chacun. De tous en chacune. Et des hybridations manifestes de la vie multiforme.
Alors je comprends la frilosité de celles et ceux qui ne comprennent pas pourquoi ce besoin de mots nouveaux pour dire ce qu’on a toujours dit d’une certaine façon, mais le démantèlement des dominations sur nos corps passe par toutes ces strates, et celles du dire sont puissantes.
L’océan vague dehors, j’écris dedans, je divague dans ma tête et l’eau du cosmos valse de partout, dans les nuages et les buées. Je finis ce texte dans ma voiture parquée près des falaises, ce texte qui s’adresse aux lecteurices qui voudront bien le lire, le silence se défait sur la page tracée de signes et ce mystère précieux du dire me rend amoureuse des lettres, de ces petits tracés, ponts et passerelles vers l’autre, qui nous permettent depuis le silence de nous élancer les unes et les uns vers les autres pour sentir la chaleur de vivre.
Les mots nouveaux c’est comme de petits sésames pour de nouveaux espaces, des laissez-passer vers l’ailleurs, des autorisations à en inventer d’autres, à néologiser pour mieux laisser vibrer nos corps-poèmes, nos vies-poissons et nos coeurs de vivantes vivants.
Née à Genève, Douna Loup a passé son enfance dans la Drôme. Elle vit aujourd’hui en Bretagne. L’Embrasure, L’Oragé (Mercure de France), Déployer, Les Printemps sauvages (Zoé) sont des romans d’exploration sensorielle, sexuelle, des prises de liberté poétique.
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«Je suis eau placide, feu fumant, tendres cils, je suis ce qui varie avec les mers»