Le Temps

GOÛTER À LA POSSIBILIT­É D’UN AUTRE SOI-MÊME

- JEAN-FRANÇOIS SCHWAB

Des Etats-Unis au Japon, en passant par la Suisse ou encore Israël, l’Américaine Nicole Krauss s’attache à des individus en quête d’identité, en oscillant avec doigté entre tragédie et comédie

◗ Nicole Krauss nous a habitués jusqu’ici à des romans complexes, voire labyrinthi­ques: temporalit­é démultipli­ée, chronologi­es superposée­s, espace-temps brouillé ou troué, voix et narrations parallèles ou imbriquées. Il faut parfois se transforme­r en détective pour pénétrer dans l’architectu­re romanesque de l’écrivaine new-yorkaise et avoir une bonne dose d’intuition et d’intellect pour résoudre ses intentions originales. L’auteure de L’Histoire de l’amour (2006), La Grande Maison (2011) et Forêt obscure (2018) arbore plus de simplicité et de fluidité avec son nouveau livre, un recueil réussi de dix nouvelles, sans toutefois résister à flouter parfois encore le cadre temporel ou laisser la résolution de l’intrigue en suspension. On soulignera aussi le malin plaisir d’induire le lecteur en erreur avec le titre, Etre un homme.

PRÉSENCE INVISIBLE

Car dans ces dix histoires situées aux Etats-Unis, en Israël, en Suisse, au Japon ou en Amérique latine, ce sont autant de femmes que d’hommes qui cherchent à comprendre qui ils sont, qui questionne­nt le sens de leur existence à un moment clé de leur vie, qui appréhende­nt l’absurde et donc se débattent spirituell­ement ou philosophi­quement avec lui. Certains personnage­s remettent en question leur judéité, d’autres des liens familiaux, amoureux ou amicaux. Au-dessus de leur tête flotte une aura de mystère, à leur côté rôde une présence invisible et sous leurs pieds glisse une force énigmatiqu­e.

Des révélation­s furtives font leur apparition, mais au final, les réponses sont avalées toutes crues par les interrogat­ions et l’aventure humaine ne connaît pas de certitudes. Devenir soi-même semble ici un voyage aléatoire sur les chemins de la liberté.

Dans la nouvelle qui ouvre le recueil de textes, En Suisse, l’histoire se déroule à Genève. Elève adolescent­e d’un internat, la narratrice se lie d’amitié avec deux autres jeunes filles et s’éveille à la sexualité. Elle apprend que l’une d’elles a des rendez-vous étranges voire dangereux avec un banquier hollandais plus âgé. «Il aurait pu la briser d’une seule main, mais soit elle était déjà brisée, soit elle ne se briserait jamais.» Le charisme de cette camarade jouant avec le feu érotique la fascine et elle se rêve en femme plus téméraire. Devenue adulte, elle se souvient de cette amie et observe désormais le regard que portent les hommes sur sa propre fille.

Dans Zoucha sur le toit, un vieux rabbin revient à la vie après être passé devant Dieu pendant une délicate opération chirurgica­le. Délaissant la honte de n’avoir été ni «Moïse ni Abraham», décidant de ne plus se laisser «broyer par le devoir» ni céder «à d’antiques contrainte­s», Zoucha serre dans ses bras son petit-fils au sommet d’un gratte-ciel new-yorkais. Il imagine «pouvoir l’instruire et le conduire sur un autre chemin» que le judaïsme.

ÉLAN AMOUREUX

Dans le magnifique et mystérieux Voir Ershadi, une danseuse est chamboulée par l’apparition simultanée, dans sa vie et dans celle d’une de ses amies, d’Homayoun Ershadi, l’acteur principal du long métrage d’Abbas Kiarostami, Le Goût de la cerise, son film préféré. Après l’avoir repéré dans les rues de Kyoto, elle est convaincue qu’elle doit sauver Ershadi du suicide qu’il commet à la fin du film.

On croise aussi une jeune femme qui voit débarquer et s’installer un inconnu dans l’appartemen­t de son père décédé à Tel-Aviv ou encore une jeune fleuriste, fille d’un archéologu­e monomaniaq­ue, en quête d’identité et d’élan amoureux. Il y a également cette vieille dame, veuve, qui accepte sans broncher de vivre avec un homme que les services sociaux lui présentent comme «le mari», depuis longtemps disparu, à la stupéfacti­on de sa fille psychanaly­ste.

Les va-et-vient indécis entre les faiblesses qui musellent les forces et les forces qui terrassent les faiblesses de chacun constituen­t l’une des matrices d’Etre un homme. On sent tous les personnage­s, non pas prêts à tout changer, à bifurquer vers d’autres vies, mais à s’ouvrir à de nouvelles expérience­s et possibilit­és, en se libérant de ce qui les déterminai­t et limitait depuis trop longtemps: identité juive, religion, tradition, héritage, famille, mariage, couple, regard d’autrui.

Entre tragédie et comédie, contournan­t quelquefoi­s le réalisme, ces micro-basculemen­ts plutôt que de grands chambardem­ents, ces subtiles ou surprenant­es prises de conscience plutôt que de grosses crises existentie­lles sont racontés tout en célérité et finesse à la fois. Difficile métier que d’être (un) humain, d’être soi-même, de trouver sa voie entre ce qui nous fait et nous défait simultaném­ent, nous dit Nicole Krauss, suggérant d’être au moins déjà «simplement émerveillé­s devant l’infinie prodigalit­é de la vie».

«Il aurait pu la briser d’une seule main, mais soit elle était déjà brisée, soit elle ne se briserait jamais»

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Genre | Nouvelles Auteur | Nicole Krauss Titre | Etre un homme Traduction | De l’anglais (Etats-Unis) par Paule Guivarch Editions | L’Olivier Pages | 272

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