LES INTELLOS, CES ENNEMIS DU PEUPLE
Citer Spinoza dans un talk-show télévisé, voilà bien la dernière chose à faire si l’on tient à la vie. C’est ce que découvre l’un des personnages de Giacomo Papi qui signe une fable orwellienne sur le populisme contemporain
◗ Dans un roman à la fois ébouriffant et glaçant, Giacomo Papi imagine une Italie à ce point gangrenée par le populisme qu’il devient dangereux, et pour tout dire impossible, d’exprimer une pensée un poil trop complexe. Tout commence par l’intervention du professeur Prospero, qui se permet de citer Spinoza au cours d’un talk-show télévisé. L’animateur le rembarre sèchement: «Dans mon émission, je n’autorise personne à s’exprimer en mots difficiles. Les poses d’intellectuel sont bannies.» Et d’ajouter: «C’est un programme qui s’adresse aux familles et les gens qui ont trimé toute la journée ont le droit de se détendre sans se sentir inférieurs.» Explosion d’applaudissements dans le public. Et pour corser le tableau, le ministre de l’Intérieur, invité d’honneur de l’émission, apparaît sur l’écran et lance: «Vous devriez avoir honte! Faire des citations savantes alors que le peuple crève de faim!»
L’ABOLITION DU SUBJONCTIF
Le décor est posé et l’on s’étonne à peine que le malheureux professeur succombe peu de temps après, sur le seuil de sa porte, massacré à coups de gourdins par quelque sauvage brigade de l’ignorance. Pas assez éloigné de la réalité pour parler d’anticipation, assez proche pour comprendre que l’auteur veut nous alerter sur un possible, voire probable, futur très proche, ce roman pourrait se réclamer d’une sorte de réalité augmentée, option littérature.
Papi s’appuie sur l’idée forte de 1984 de George Orwell: il importe de réduire la langue si l’on veut domestiquer la pensée. En guise de novlangue, le régime populiste conduit par le «premier ministre de l’Intérieur» fait promulguer un décret-loi «pour la défense populaire de la langue italienne», dont un article, sous prétexte de protection, institue le «Registre national des intellectuels de gauche» (en italien «radicali chic», expression importée de l’anglais, qui pourrait aussi se traduire par «gauche caviar»). Une «Commission pour la simplification populaire de la langue italienne» s’occupe de produire une nouvelle grammaire contenant des mesures comme l’abolition du subjonctif, et même des signes de ponctuation «dorénavant remplacés par les beaucoup plus pratiques et beaucoup plus expressives émoticônes».
Pour bien marquer les temps nouveaux et la fin «du prêchi-prêcha bien-pensant des intellos de gauche», une sorte d’armée d’ignorants, et fiers de l’être, s’attaque à tout vocable considéré comme abstrait ou compliqué afin de produire un abécédaire de mots et d’adjectifs interdits, abolis ou formellement déconseillés. Giacomo Papi s’amuse à fournir la liste complète des noms, verbes et adjectifs incriminés, ce qui représente 15 pleines pages du roman; à côté de mots «compliqués» ou d’usage assez rare, ou encore de vocabulaire spécialisé, on y trouve des mots comme complotisme, démagogie, fascisme ou encore holocauste.
Le trait paraît un peu gros, mais l’auteur se garde bien d’idéaliser les victimes de cette politique. Ainsi la fille du professeur assassiné, Olivia, s’étonne, plutôt qu’elle ne s’indigne, du traitement réservé aux vieux intellectuels italiens. Selon elle, son père n’avait jamais été «de gauche», «c’était un homme modéré, presque ennuyeux». Et de fait, ce catastrophique déraillement populiste assimile dans l’expression «intello de gauche» toute personne convaincue que l’on ne saurait définir la complexité comme «une arme des élites pour tromper le peuple».
UN AIR DE MATTEO SALVINI
Dans ce troisième roman, le premier traduit en français, Giacomo Papi, par ailleurs collaborateur du quotidien La Reppublica, s’est sans doute inspiré de l’actualité politique italienne. Son «premier ministre de l’Intérieur» fait penser, par certains traits, au leader de la Lega, Matteo Salvini, ministre de l’Intérieur et vice-premier ministre de juin 2018 à septembre 2019, et dont le parti a intégré la majorité de l’actuel gouvernement de Mario Draghi. Las, le super-démagogue fictif de Papi tombe pour avoir été surpris, spectateur anonyme, dans une salle de cinéma d’art et d’essai, si bien que ce faux ignorant se trouve remplacé par un véritable ignorant.
Au-delà de quelque apparente familiarité avec la réalité politique italienne, on pourrait tout aussi bien se trouver en Hongrie, en Pologne, ailleurs encore, partout où s’observe une tendance à la stigmatisation de groupes particuliers de la population.
On ne criera pas au génie inventif d’un Buzzati, ni à la finesse narrative d’un Calvino, comme on a pu le lire dans la presse italienne à propos de ce roman dont l’édition originale est parue en 2019, mais Giacomo Papi joue sans conteste avec talent et efficacité de notre actualité anxiogène. A sa propre narration, il ajoute un corpus de notes de bas de page signées d’un correcteur et de son superviseur appliquant les «Instructions pour la défense populaire de la langue italienne».
Faisant feu de tout bois, Papi n’en est pas resté là. Il a publié en 2020 Happydemia (encore indisponible en français), jeu de mots derrière lequel se cache une multinationale spécialisée dans la distribution d’anxiolytiques, antidépresseurs et autres somnifères indispensables pour supporter les confinements. ■
«Dans mon émission, je n’autorise personne à s’exprimer en mots difficiles»