Une semaine sucrée
Sucre Suisse SA est la seule entreprise du pays à transformer les racines charnues de ces plantes. Reportage à Aarberg (BE), entre odeurs poisseuses et températures brûlantes
Toute cette semaine, Le Temps vous emmène sur la piste du sucre. Première étape à Aarberg (BE) chez Sucre Suisse SA, la seule entreprise qui transforme les betteraves en Suisse. Reportage entre odeurs poisseuses et températures brûlantes.
La voix est inquiète au téléphone. «Vous êtes sûre de vouloir venir maintenant? Il n’y a plus rien à voir… Il vaudrait mieux attendre octobre, quand la campagne reprend.» Car en été, la sucrerie est entre deux cycles et prend des airs de grandes vacances, elle se lave, elle répare ses machines, elle souffle. Ah, ces urbains qui ne connaissent rien au rythme de la betterave!
Le rendez-vous est pourtant pris, à une date stratégique: quelques jours après le dimanche de votations sur les initiatives pesticides, combattues de toutes leurs forces par les betteraviers. Et il se trouve que je connais bien dame betterave. Je l’ai fréquentée malgré moi étant enfant, née dans un nord de la France où la racine prenait une grande place dans nos vies. Une grande place olfactive, s’entend. L’odeur âcre et forte des bassins d’eau où les betteraves pleines de terre attendent d’être utilisées peut difficilement être oubliée. J’aurais presque apprécié de la retrouver, en descendant du train à Aarberg, en ce jour brûlant de juin – on a les madeleines qu’on peut. La sucrerie est visible depuis la gare, avec son interminable cheminée de brique rouge.
Deux raffineries pour 4500 producteurs
C’est entre octobre et Noël que le bruit sévit, produit par la noria de chargeuses et de camions qui livrent nuit et jour les précieuses racines, dans une organisation quasi militaire. Chaque producteur a un créneau horaire très précis, m’explique mon guide – le chef de la communication de Sucre SA Suisse, rien de moins. En quinze minutes le tracteur est pesé, un testeur évalue la quantité de terre qui enveloppe les betteraves (la terre n’est pas payée), la concentration en sucre est mesurée, le tracteur déverse son chargement, il est repesé à vide, et le suivant arrive.
Les camions venus de plus loin repartent souvent avec de la pulpe, qui servira de fourrage aux animaux. Des rails au coeur de la sucrerie permettent d’accueillir les betteraves arrivées en train: la raffinerie d’Aarberg est seule avec celle de Frauenfeld (Thurgovie) pour desservir 4500 producteurs répartis dans tout le pays. Après le lavage interviennent le hachage, l’extraction du sucre avec de l’eau chaude, la purification de ce jus vert…
J’écoute, et j’imagine. Car si près des grandes cuves je reconnais l’odeur de ma jeunesse, en juin donc, on ne voit pas grand-chose. Et le bâtiment où le sucre est mis en paquets n’est pas visitable. Alors je me lance. Et ce gros conduit qui passe au-dessus de la route? Banco. C’était la bonne question. Le conduit apporte les résidus tirés du lavage des betteraves jusqu’à l’usine Ricoter, cette filiale de Sucre Suisse SA qui produit du terreau. Car la terre est réutilisée. De même les cailloux sont recyclés dans la construction, la chaleur est récupérée pour l’usine, et les pulpes déshydratées servent aux animaux: comme dans le cochon, tout est bon dans la betterave. C’est même un des mantras de l’industrie du sucre suisse, il est 30% plus durable que celui de l’UE.
Celui qui en parle le mieux c’est Guido Stäger, à la tête de Sucre Suisse SA depuis dix ans. Il a vu baisser les prix et la consommation, et monter la sensibilité de l’opinion publique face à une industrie polluante, globalement mauvaise pour la santé, dépendant de subventions publiques et de droits de douane protectionnistes, et cependant peu rémunératrice pour les agriculteurs. Lui tente de combattre la vague, s’efforce de rendre l’industrie sucrière plus durable et de plus communiquer sur ces efforts.
Un combat compliqué, d’autant que les betteraviers déplorent l’interdiction du Gaucho, ce pesticide radical contre la jaunisse virale, cette malédiction de la betterave, mais dont les néonicotinoïdes tuent les abeilles. Les rendements auraient chuté de 30%, selon eux – le chiffre est contesté. Encore sous le coup du stress que les initiatives pesticides ont infligé aux professionnels du sucre, Guido Stäger ne peut s’empêcher une petite pique: «Il me semble que chez vous, les médias, on a beaucoup entendu les partisans du oui…» Il est surtout très soulagé: «C’est une bonne chose que le non l’ait emporté. Une bonne chose pour l’autosuffisance de la Suisse.»
Car de nouvelles restrictions de pesticides auraient signifié une hausse des importations, qui représentent déjà un tiers de la consommation suisse. «On avait abandonné la production d’éthanol, mais on va la reprendre pour fournir de l’éthanol suisse, cela contribuera aux exigences du Conseil fédéral en matière de réserves, reprend Guido Stäger. Les pénuries mises en évidence par la crise du coronavirus ont montré l’importance d’être autosuffisant.» L’éthanol sert entre autres en milieu médical pour la désinfection. Quant aux réserves de sucre, les usines d’Aarberg et de Frauenfeld conservent une part importante du stock de 55000 tonnes requis par la Confédération, équivalent à trois mois de consommation.
Les betteraves, un enjeu vital: un vrai retour de l’histoire. Car c’est pour riposter au blocus maritime déclenché par les Anglais, qui menaçait de priver l’Europe du sucre de canne de leurs colonies, que Napoléon a encouragé la culture des bettes-raves – leur premier nom. La légende veut qu’il ait, de joie, remis sur-le-champ (si j’ose dire) la Légion d’honneur au botaniste qui avait trouvé le moyen d’enfin industrialiser un procédé connu depuis 1747. Ce Delessert (un fils de Vaudoise) allait lui permettre de gagner la bataille du sucre! C’était en janvier 1812. Et c’était prémonitoire: les betteraves fournissent aujourd’hui 30% de la production mondiale de sucre.
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LES BETTERAVES FOURNISSENT AUJOURD’HUI 30% DE LA PRODUCTION MONDIALE DE SUCRE