Le Temps

La bataille culturelle d’une députée contre l’apologie de la mafia

- ANTONINO GALOFARO, ROME @ToniGalofa­ro

Une propositio­n de loi veut condamner quiconque incite à un comporteme­nt mafieux ou en fait l’éloge, jusque dans les paroles de chansons. Les parlementa­ires italiens doivent se prononcer sur cette délicate bataille culturelle contre le crime organisé

«Tu as été l’école de vie qui m’a appris à vivre avec honneur», chante sur une boîte à rythme très rapide le Sicilien Niko Pandetta. Ses paroles sont dédiées à son oncle mafieux emprisonné. «A cause de ces repentis, tu es enfermé là-dedans au 41 bis. Ils t’ont condamné à cette vie sans pudeur et sans dignité», poursuit-il en référence au plus sévère régime carcéral réservé aux membres d’organisati­ons criminelle­s et aux terroriste­s. Celui-ci prévoit l’isolement, une surveillan­ce spéciale et des visites limitées. «Si tu savais quelle douleur s’empare de mon coeur quand je me rends au parloir et que je ne peux t’embrasser», regrette encore l’artiste de Catane.

«J’ai commis mille erreurs et j’ai payé»

Le morceau date de 2016 et est disponible à l’écoute sur la plateforme musicale de la marque à la pomme. Son clip vidéo est également en ligne. La mélodie et son texte s’inscrivent dans la «néomélodie», un sous-genre de la musique napolitain­e. Comme de tradition donc, le Sicilien loue son oncle criminel en dialecte napolitain. Comme il y a cinq ans, cette ode à la mafia est encore aujourd’hui tout à fait légale. Mais ce genre de prestation pourrait prochainem­ent être sévèrement puni. Une propositio­n de loi visant à introduire des circonstan­ces aggravante­s pour l’instigatio­n et l’apologie du crime organisé est en effet examinée par les élus italiens.

Or entre-temps, Niko Pandetta a changé de style. Il s’est reconverti dans la trap, un autre sous-genre musical, cette fois du hip-hop. Et scande désormais son texte en italien, laissant derrière lui le napolitain et la mafia. «J’ai commis mille erreurs et j’ai payé, mais j’ai changé», promet-il après deux ans de silence dans le seul entretien accordé mi-mai à la presse, à l’agence Ansa. Il accepte alors de raconter son histoire au Temps, mais ce qui devient une véritable négociatio­n se complique autour des conditions imposées. Le chanteur choisit finalement le silence.

Il accorde désormais une attention particuliè­re à son image, aidé par un attaché de presse et un avocat, pour se défaire d’une réputation minée par une condamnati­on pour trafic de drogue et une interdicti­on de se produire publiqueme­nt à cause de ses liens avec la mafia sicilienne. Comme il l’affirme à l’Ansa, il a «changé de musique, [il] parle d’amour et pense que Borsellino et Falcone sont deux bonnes personnes qui se sont sacrifiées pour nous tous». Il salue ici les deux magistrats morts dans des attentats mafieux en 1992. Le chanteur a donc nettoyé son compte Instagram, toujours suivi par 500000 personnes. De nombreuses photograph­ies, faisant référence à la vie criminelle, en ont été retirées.

Tout est question de langage, visuel comme écrit. Ce doit être le point de départ de la lutte contre la mafia, croit fermement Stefania Ascari, première signataire de la loi examinée par les parlementa­ires. L’élue du Mouvement 5 étoiles souhaite «fixer des limites, car la mafia se nourrit de ce genre de messages. Il faut les arrêter, quel que soit le canal utilisé.» La députée veut combler avec son texte un «vide normatif». «C’est aujourd’hui l’anarchie totale, s’emporte-t-elle. Quiconque peut chanter les louanges de la mafia sans rien risquer!» Avec la circonstan­ce aggravante liée à la mafia, son projet promet d’augmenter de moitié la peine de 1 à 5 ans de réclusion prévue en cas de condamnati­on pour incitation à commettre un ou plusieurs crimes. Les vecteurs de tels messages pourront aussi être punis.

«L’art est sacré»

Mais quand est-ce qu’une expression artistique devient instigatio­n ou apologie de la mafia? Les cas dénoncés seront examinés un par un par les forces de l’ordre, assure Stefania Ascari. «Attention, je ne compte pas censurer la liberté d’expression ou de pensée, se défend-elle. L’art est sacré. Mais il faut fixer des limites à ces comporteme­nts et expression­s qui sont des manifestat­ions de «mafiosité.»

La musique n’est pas le seul canal de diffusion. Et certains épisodes ne font aucun doute. Comme les funéraille­s du boss Vittorio Casamonica à Rome en 2015. Le cercueil du criminel était transporté dans un carrosse antique tiré par six chevaux sous une pluie de pétales de roses lâchés depuis un hélicoptèr­e pendant qu’un orchestre reproduisa­it la bande originale du film Le Parrain. De telles obsèques pourraient dans le futur aussi tomber sous le coup de la nouvelle loi.

Les forces de l’ordre contrôlero­nt aussi par exemple les procession­s religieuse­s. Il est arrivé, dans le sud du pays notamment, que le parcours de saints ou de reliques portés par les habitants soit modifié à l’insu du maire ou du prêtre pour passer devant l’habitation d’un boss mafieux en signe de respect.

La mafia comme une marque

La mafia a de tout temps fasciné. Les séries ou films italiens se vendant le mieux à l’étranger sont ceux relatant la vie criminelle. Comme Le Traître de Marco Bellocchio, arrivé aux portes des Oscars en 2019 ou Gomorra, dont la cinquième et dernière saison est attendue cette année. Dans ces cas, il s’agit de «descriptio­ns, nuance l’élue du Mouvement 5 étoiles. Mais si, dans une vidéo, j’incite à tuer un policier, la limite est dépassée, ce n’est plus une expression artistique.»

Stefania Ascari tient absolument à éviter que «la mafia ne devienne une marque» dont on fait la promotion sur internet ou les réseaux sociaux, notamment TikTok et Instagram. Où la dernière photograph­ie postée par Niko Pendetta, fin juin, est son portrait, une arme à la main. ■

«A cause de ces repentis, tu es enfermé là-dedans au 41 bis. Si tu savais quelle douleur s’empare de mon coeur quand je me rends au parloir et que je ne peux t’embrasser» NIKO PANDETTA, RAPPEUR SICILIEN

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