Le football perd de sa singularité et ressemble de plus en plus aux autres sports
Les expérimentations de la FIFA laissent craindre que le football ne ressemble à l’avenir au handball, au basketball, au rugby ou aux sports américains. Sur bien des points, c’est déjà le cas, comme l’a montré le dernier Euro
On vend ce mardi chez Sotheby’s à Londres l’un des plus anciens documents codifiant le football, un texte rédigé en 1858 à Sheffield. La version de 1877, fusionnant ces «Sheffield rules» avec les «Laws of the Game» de la Football Association, a durant plus d’un siècle fait figure de «17 Commandements», tant ses principes paraissaient simples, clairs et immuables. En 112 ans, il n’y eut que 17 amendements. Depuis 1990, nous en sommes à 44.
Et nous n’aurions pas tout vu, si la FIFA valide les réformes qu’elle a testées la semaine dernière à Zeist, près d’Utrecht, lors de la Future of Football Cup, un tournoi juniors. Des matchs en 2 x 30 minutes de temps de jeu effectif (avec arrêt du chronomètre à chaque interruption de jeu), un nombre illimité de changements, les remises en touche faites au pied, touche et coup franc jouables pour soimême, expulsion temporaire de cinq minutes en cas de carton jaune. Les puristes ont bondi: «Ce ne serait plus du football!» mais du handball (2 x 30 mn), du basketball (changements illimités), du rugby (touche et coup franc pour soi-même), du hockey («prison» de 2 mn).
Sans présumer du bien-fondé de ces expériences, il faut relever que le football, longtemps si fier de sa singularité, a déjà entamé ces dernières années une mue qui lui fait ressembler de plus en plus aux autres sports. A commencer par le handball. Lorsque l’on revoit de vieux matchs de football, il est frappant de constater combien les pertes de balle sont fréquentes, et finalement peu importantes.
Bloc contre bloc
En raison de la vitesse accrue du jeu, elles sont désormais dévastatrices et les défenses se sont organisées en conséquence. L’amélioration du jeu de corps et de la qualité des passes, l’utilisation du gardien comme joueur de champ, la perfection des terrains, tout cela fait que certaines équipes peuvent garder le ballon aussi facilement que si elles jouaient à la main.
Le fait n’est pas nouveau et la comparaison avec le handball est depuis longtemps employée – de façon péjorative – par les détracteurs du jeu de possession. Mais le dernier Euro en a dévoilé le stade supérieur: face à cette incapacité à presser efficacement l’adversaire, celui qui se sait plus faible abandonne la possession, qu’il a appris à neutraliser par une défense basse capable de coulisser sans effort et d’éviter les pièges (déconcentration, faute, initiative individuelle).
Un match de football – le plus inter-pénétré des sports d’équipe – se retrouve ainsi souvent réduit à la confrontation de deux blocs, passant d’une attaque-défense à une autre sans s’attarder au milieu du terrain. Des situations typiques du basketball et du handball, qui ont développé en réponse une très grande habileté dans les tirs à distance. Le football, lui, tire plutôt de moins loin qu’avant. Il essaie de passer par les côtés, de centrer. Et comme il y a beaucoup de monde dans la surface de réparation (puisque la défense est basse et l’adversaire nombreux), il multiplie les situations confuses typiques du hockey sur glace.
Les hockeyeurs appellent cela le trafic. Mettre beaucoup de monde devant le but, gêner la vue ou la sortie du gardien, dévier un tir, reprendre un ballon qui traîne. Au dernier Euro, le meilleur buteur s’appelle «csc» (contreson-camp) avec 11 buts, soit plus que durant les 15 précédentes éditions de l’Euro (9 csc). Au hockey, où ces scènes sont coutumières, on dit d’un gardien qui relâche le puck qu’il «concède un rebond», c’est-à-dire offre une nouvelle chance à l’adversaire. Au football, où les gardiens ont désappris vers la fin des années 2000 à capter des ballons aux trajectoires devenues imprévisibles, bloquer les ballons va très vite redevenir un impératif. Yann Sommer, contre l’Espagne, a montré la voie.
Le droit à cinq remplacements par équipe a été accordé à titre temporaire, depuis mai 2020 et jusqu’à la prochaine Coupe du monde 2022 au Qatar, en raison de la crise sanitaire et de ses conséquences sur la compression des calendriers et le risque accru de blessures. Il ne fait guère de doute que nous ne reviendrons plus en arrière, tant cette réforme modifie le jeu, comme elle a remodelé le visage du rugby. Ce sport a profondément changé de nature en autorisant huit changements, et en supprimant de fait la fatigue.
Lorsqu’ils n’étaient en vigueur que pour les rencontres amicales, les cinq remplacements avaient le don de tuer l’intérêt du match, généralement entre la 60e et la 70e minute. A l’Euro, ils ont au contraire dynamisé le jeu, avec un rythme maintenu jusqu’à la fin et un nombre record de buts venus du banc. Le sélectionneur anglais Gareth Southgate avait adopté, au sortir d’une visite avant la compétition d’Eddie Jones, son homologue du XV d’Angleterre, le terme de «finisseurs».
«Head coach» à l’américaine
Comme au rugby, il n’y a plus de titulaires et de remplaçants mais des joueurs qui commencent le match et d’autres qui le terminent. Si Southgate a finalement peu mis en pratique cette idée, rechignant à sortir Sterling ou Kane, l’Italie et l’Espagne sont les deux équipes qui l’ont le plus utilisée. Peut-être parce qu’il s’agissait de deux groupes sans stars.
Avec trois changements, un entraîneur remplace les deux joueurs de couloir (ou un et l’avantcentre) et se réserve une option en cas de blessure. Cinq entrants lui donnent plus de liberté, y compris de sortir une star fatiguée, surtout si l’intensité du jeu ne baisse pas. Les grands noms sont rentrés tôt à la maison; restaient les collectifs soudés, avec des joueurs interchangeables à la disposition d’un sélectionneur non plus simple agrégateur de talents ou gestionnaire d’ego mais véritable head coach à l’américaine.
La tendance est ancienne. Elle va du costume NBA de l’entraîneur au nombre pléthorique de ses assistants (armés de laptop ou de palette tactique), comme en football américain, en passant par le recours toujours plus massif à la statistique, une pratique massive dans le baseball.
Si Gareth Southgate a eu le tort de confier au Big Data le choix de ses cinq tireurs en finale, Roberto Mancini, Luis Enrique, Kasper Hjulman voire Vladimir Petkovic ont gagné dans cet Euro les galons de tacticiens qu’on leur contestait jusqu’ici. Et puisque le football s’est lui aussi mis à l’arbitrage vidéo, ils profitent désormais de chaque temps mort pour réorganiser leur équipe. ■
Les puristes ont bondi: «Ce ne serait plus du football!»