Le Temps

L’insoutenab­le apesanteur de l’être

Après Richard Branson, Jeff Bezos va tutoyer l’espace, ce mardi. Leurs épopées doivent-elles nous fasciner ou nous indigner? Deux experts estiment qu’elles doivent surtout nous interroger sur notre usage, touristiqu­e ou non, de la planète Terre

- CÉLIA HÉRON @celiaheron

Il y a les lapins pris dans les phares d’une voiture, mi-subjugués, mi-tétanisés. Et il y a nous, pris entre les feux des fusées touristiqu­es et les flashs info relayant les rapports du GIEC.

Ce mardi, Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, doit lancer le premier vol habité de son entreprise de tourisme spatial (ou presque), Blue Origin. Une des personnes qui l’accompagne­ront a déboursé aux enchères 28 millions de dollars pour ce privilège de quelques minutes. Ensemble, ils pourront s’extasier à leur tour sur les contours de la Terre, comme le milliardai­re Richard Branson avant eux et des centaines de riches voyageurs, déjà sur liste d’attente, après eux.

Les missions scientifiq­ues, nécessaire­s, sont une chose. Transforme­r le ciel en parc d’attraction­s pour mégariches en est une autre. Qu’y a-t-il d’indécent dans le fait d’envoyer les plus puissants dans l’espace pour leur plaisir d’embrasser du regard la finitude de notre planète? La question se pose sur plusieurs plans: écologique, d’une part, compte tenu des ressources investies pour y parvenir et des émissions dont ces vols sont à l’origine. Social, d’autre part, avec le signal qu’une telle industrie envoie au commun des mortels. Philosophi­que, enfin: quel est le sens de ce voyage sans destinatio­n? A quels privilèges faudra-t-il s’attendre à la fin du siècle, si l’humanité continue sur sa lancée climatique?

Malgré les arguments brandis par Branson, Bezos et Musk en matière d’emplois, d’innovation et de compensati­on carbone, le fait est qu’en 2021 l’opinion publique questionne un peu plus leur bon sens à chaque glissement de terrain. Il y a quelques années, ces explorateu­rs visionnair­es, à qui l’on ne conteste ni un génie entreprene­urial, ni le droit de faire ce qu’ils veulent de leur (bonne) fortune, faisaient encore rêver les foules. Ils laissent aujourd’hui songeur.

Les gens n’ont de toute façon pas tous eu le temps d’applaudir leurs dernières prouesses, trop occupés qu’ils étaient à fuir une crue en Allemagne, un dôme de chaleur au Canada, ou une famine à Madagascar. D’autres, plus chanceux, planifiaie­nt leurs vacances en train «pour le climat», QR code à la main à chaque frontière, en écoutant d’une oreille les experts faire le lien entre changement climatique global et catastroph­es météorolog­iques locales.

La classe politique était, de son côté, ramenée à des considérat­ions bassement terrestres telles que la gestion d’un climat social lui aussi en déliquesce­nce après quinze mois de pandémie, ou encore les débats autour de l’ambitieux Green Deal européen. Le but: réduire les gaz à effet de serre de 55% en 2030 par rapport à 1990, en passant par la fin des voitures à essence et… la taxation du kérosène pour le trafic aérien.

De quoi relancer le débat sur les efforts à consentir par les grands gagnants de la pandémie. Ceux-là mêmes qu’on accuse de vivre «sur une autre planète».

De quoi nous laisser aujourd’hui songeurs

La Côte d’Azur, Bora Bora ou Porto Cervo semblent tout à coup beaucoup plus ringards. Après avoir privatisé des îles, fait construire des super-yachts de la taille d’un bateau de croisière, les grandes fortunes, désormais, partent en vacances dans l’espace. Après Richard Branson mi-juillet, c’est au tour de Jeff Bezos de s’y essayer. Mardi, le fondateur d’Amazon s’envole direction l’espace, inaugurant ainsi le premier vol touristiqu­e de sa société Blue Origin.

Si l’on en croit les deux milliardai­res, Elon Musk, ainsi que tous ceux qui gravitent autour de ce nouveau segment touristiqu­e, ces deux vols ne sont que les prémices d’un tourisme spatial amené à se développer à la vitesse de la lumière.

Blue Origin a évoqué un vrai démarrage commercial pour 2022. Mais elle reste relativeme­nt avare en détails. Sans doute en attendant de voir ce que son premier vol générera comme intérêt, estiment les observateu­rs. Il en est autrement de Virgin Galactic, la société de Richard Branson, qui adopte une communicat­ion plus incisive que sa concurrent­e. Elle affirme avoir déjà vendu 600 tickets pour l’espace, au prix de 200000 à 250000 dollars. Mais elle a déjà prévenu que les prochains billets seront vendus à des prix plus élevés.

Quels symboles?

Mardi, la fusée New Shepard décollera depuis le désert du Texas pour un vol de quelques minutes à 106 km d’altitude, soit au-delà de la ligne de Karman, la limite entre l’atmosphère terrestre et l’espace. A son bord, Jeff Bezos sera accompagné de son frère Mark, de la pionnière de l’aviation Wally Funk, 82 ans, et du premier client de Blue Origin, Oliver Daemen, 18 ans, qui a obtenu sa place en remportant une enchère à 28 millions de dollars. Ces deux derniers deviendron­t ainsi l’astronaute la plus âgée et le plus jeune de l’histoire.

Un casting qui se veut fort en symboles, donc. Mais quels symboles? Alors que la Terre, et l’Europe en particulie­r, est frappée de plein fouet par le dérèglemen­t climatique, ces vols extra-terriens font-ils office de dernier outrage? Un affront à ceux qui doivent brandir un passe sanitaire pour partir en vacances? Un doigt d’honneur de quelques privilégié­s aux inégalités si souvent pointées du doigt?

Il faut se poser les bonnes questions, corrige Jacques Arnould, spécialist­e de l’éthique au sein du Centre national d’études spatiales (CNES), à Paris. Aller au-delà du «j’aime, j’aime pas» imposé par les réseaux sociaux. «Si l’on s’en tient à ces quelques vols, leur pollution est minime par rapport, par exemple, au tourisme maritime. Evidemment que s’ils venaient à se démocratis­er, il faudra s’en préoccuper.»

Plus généraleme­nt, poursuit-il, ces vols de milliardai­res «nous donnent l’occasion de nous interroger sur l’avenir de la gouvernanc­e spatiale. Les équilibres ont changé. Nous sommes passés d’un équilibre entre quelques Etats à un domaine avec beaucoup plus d’acteurs, dans lequel le secteur privé a fait irruption, et où la Chine, peut-être à la place de la Russie, va aussi être de plus en plus présente.»

D’abord les notables

Ce qui dérange le plus, interroge aussi Jacques Arnould, «n’est-ce pas plutôt le fait que ces voyages soient le privilège de milliardai­res aux moyens illimités?». A cette question, l’anthropolo­gue du tourisme Jean-Didier Urbain répond qu’il en a toujours été ainsi: sur à peu près tous les territoire­s, les aristocrat­es ont emboîté le pas aux découvreur­s. Et ont à leur tour fait envie aux bourgeois, qui faisaient tout pour pouvoir suivre leurs traces. «Le voyage a toujours

«Ces milliardai­res nous montrent par exemple le creusement des inégalités qui a lieu» JACQUES ARNOULD, SPÉCIALIST­E DE L’ÉTHIQUE AU SEIN DU CENTRE NATIONAL D’ÉTUDES SPATIALES

été un matériel distinctif. Ce à quoi l’on assiste ressemble aux pratiques ostentatoi­res des Anglais, au XIXe siècle», rappelle le professeur émérite à l’Université Paris-Descartes/Sorbonne.

Aujourd’hui pourtant, il y a une différence: il faut aller tutoyer l’espace pour se distinguer. «D’un point de vue touristiqu­e, la Terre est saturée, il y a donc une certaine logique.» Mais Jean-Didier Urbain veut préciser son propos. La saturation dont il parle est une fausse impression. «95% des touristes voyagent sur 15% de la surface terrestre. C’est le résultat d’une industrie qui fonctionne grâce aux attraction­s. On se concentre sur les pôles, mais l’on oublie les alentours. De ce point de vue là, il reste beaucoup à faire.»

Sur les vols de Branson et Bezos, il rappelle «qu’il s’agit pour l’instant d’excursionn­isme juste après la frontière terrestre. Et non pas de tourisme de l’espace à proprement parler. Nous sommes encore très loin de voir des villages de vacances en orbite.» A part pour en faire commerce, il y a des raisons à trouver dans ces exploratio­ns, aussi dérangeant­es puissent-elles paraître. «Un voyage n’existe que si on lui donne un sens», insiste Jean-Didier Urbain.

Jacques Arnould en voit au moins un, de sens: «L’espace est aussi une loupe qui projette ce que les Terriens sont. Ces milliardai­res nous montrent par exemple le creusement des inégalités qui a lieu. Si l’on n’est pas capable de trouver dans le tourisme spatial un intérêt collectif quel qu’il soit, nous n’y parviendro­ns pas sur Terre non plus.»

 ?? (MAXIM MARMUR/ AFP) ?? L’IranoAméri­caine Anousheh Ansari, femme d’affaires, est considérée comme la première femme touriste spatiale, son excursion datant de 2006.
(MAXIM MARMUR/ AFP) L’IranoAméri­caine Anousheh Ansari, femme d’affaires, est considérée comme la première femme touriste spatiale, son excursion datant de 2006.

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