L’Union européenne craint la «déloyauté» suisse
Les familiers bruxellois de l’accord-cadre redoutent que son rejet par le Conseil fédéral masque une autre volonté suisse: celle de multiplier les actes de concurrence déloyale au regard des règles du marché intérieur de l’UE
Le mot est fort. Et, preuve des remous politico-diplomatiques qu'il peut susciter, les hauts fonctionnaires européens qui le prononcent se retranchent derrière l'anonymat. «La Suisse? C'est sa déloyauté qui nous inquiète. Le Conseil fédéral a parlé d'un plan B lors du rejet de l'accord-cadre le 26 mai. Mais quel est-il? Mon impression, c'est que Berne va tirer sur la corde dans tous les domaines en misant sur notre lenteur à réagir.»
«J’ai senti le vent tourner»
L'interlocuteur qui nous confie son désarroi a, plusieurs années, négocié avec les diplomates de la Confédération. Ses visites dans les cantons suisses lui ont aussi permis de tisser des liens, et d'entendre ce qu'Ignazio Cassis n'osera jamais dire de front lors de sa visite à Bruxelles ce mardi 20 juillet. «J'ai senti le vent tourner ces dernières années, poursuit ce vétéran des arcanes communautaires.
Désormais, les négociateurs suisses ne parlent plus de ce que l'UE leur apporte alors que nous sommes, et de loin, le premier partenaire commercial de votre pays (51% des exportations helvétiques vont vers l'UE). On a l'impression que la «souveraineté» suisse est seulement mise en danger par ses voisins européens. Pas par les Etats-Unis, ni par la Chine…»
Bataillon d’avocats
Cet arrière-plan n'a rien d'officiel. Il ne figure dans aucun document, ou aucun compte rendu des discussions à haut niveau entre ministres et ambassadeurs. Mais le fait est que, depuis la fin de mai, une image revient en force à Bruxelles: celle de la Suisse «profiteuse», qui collait à la Confédération durant les décennies de négociations fiscales. Sauf qu'à l'époque, Berne bénéficiait du soutien indirect de trois pays membres désireux, eux aussi, d'attirer l'argent des grosses fortunes du continent: le Luxembourg, la Belgique et l'Autriche. A la DG Taxud, chargée de la fiscalité et de l'union douanière, ce souvenir helvétique reste cuisant: «Regardons les choses en face, note un de ses responsables, joint au téléphone. La Suisse a le meilleur bataillon d'avocats spécialistes du droit fiscal européen et des normes communautaires. Ils en connaissent tous les détails. L'accord-cadre, c'était: on se fait confiance pour avancer ensemble. Son rejet, c'est: tant que nos routes convergent, on discute. Si elles divergent, on verra.»
Jean Russotto acquiesce. Cet avocat aujourd'hui retraité a suivi la gestation de l'idée d'accord-cadre, puis son enlisement et enfin son rejet. «La défiance suisse intervient à un moment très politique, expliquet-il. L'Union européenne a compris avec le Brexit que sa cohésion est une arme de persuasion massive. Et ce, malgré les divisions internes au sujet de l'Etat de droit, mis en cause en Hongrie ou en Pologne.» Un sujet inquiète en particulier à propos de la Suisse: la possible main tendue de la Confédération aux GAFAM, les géants américains d'internet. Google a son siège européen pour la recherche à Zurich. Ces firmes (Amazon, Microsoft…) redoutent le projet de taxe numérique européen, réclamé notamment par la France mais mis en suspens le 12 juillet au niveau de l'UE après l'accord au G20 sur la fiscalité des multinationales. «On attend de la Suisse qu'elle soit un partenaire, pas un refuge ni un bouclier, nous expliquait début juillet, aux Journées économiques annuelles d'Aix-en-Provence, une source au Ministère français des finances. Le meilleur garant d'une prolongation des accords bilatéraux en vigueur, c'est la transparence.» Ignazio Cassis peut préparer ses réponses.
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