Des CFF à une infrastructure nationale des données
Les Suisses sont les maîtres du voyage en train. Avec environ 5200 kilomètres de rail, nous disposons de l'un des réseaux ferroviaires les plus denses d'Europe. Pourtant, l'ère du chemin de fer a commencé relativement tard en Suisse. Cela est dû à sa géographie accidentée, et à sa configuration politique, avec une autonomie des cantons. Il a fallu plus de vingt-cinq ans de planification avant que la première ligne de chemin de fer entièrement sur le sol suisse, ne voit le jour et soit cérémonieusement ouverte en 1847: le chemin de fer suisse du nord Zurich-Baden, plus connu sous le nom de «Spanishbrötli» (petit pain espagnol), en clin d'oeil à une spécialité de Baden dont les Zurichois étaient friands.
Par la suite, les compagnies ferroviaires privées se sont multipliées. À la fin du XIXe siècle, on en comptait au moins une douzaine. Chacun avait son propre horaire et son propre système de tarification. Les faiblesses de ce système sont vite apparues: les multiples changements, les mauvaises correspondances et le cafouillis de billets ont mis la patience des voyageurs à rude épreuve. En outre, les différentes compagnies ferroviaires se sont mutuellement poussées à la faillite ou quasi-faillite en raison d'une concurrence féroce.
La situation a brusquement changé lorsque le parlement a décidé cinquante ans plus tard de transférer les cinq principaux chemins de fer privés dans une infrastructure ferroviaire nationale qui verra le jour en 1902. Plusieurs autres chemins de fer privés ont été incorporés un peu plus tard. Cette décision visionnaire a jeté les bases de ce qui distingue aujourd'hui les CFF au niveau international: une qualité et une efficacité maximales. Actuellement, le trajet Genève-Saint-Gall ne nécessite pas un seul changement de train et le billet correspondant peut être acheté en quelques clics grâce à une application valable dans toute la Suisse.
Un siècle plus tard, la Suisse se retrouve devant une problématique aussi importante que le transport ferroviaire à l'époque: la transformation numérique accélérée de notre société, conséquence des améliorations exponentielles des technologies de
l’information et de la communication. Nos données, qu’elles soient personnelles, professionnelles, administratives, ou de santé circulent sur les rails invisibles d’Internet.
Malheureusement, la Suisse a pris du retard sur plusieurs plans. La révision tardive de la loi sur la protection des données (LPD) ne rattrapera pas pleinement les avancées du Règlement général de la protection des données (RGPD) en vigueur dans l’Union européenne. La Suisse fait également piètre figure en ce qui concerne la transparence, notamment pour l’accessibilité des données du secteur public. Dans le classement international «Global Open Data Index», nous ne sommes que 47e.
Et si le Conseil de l’Europe et l’Union européenne ont contribué de manière substantielle à l’amélioration des droits de la protection des données, l’Europe (Suisse incluse) est malheureusement à la traîne en ce qui concerne ses infrastructures et plateformes numériques. Nous sommes totalement dépendants des géants numériques américains, et bientôt chinois, qui contrôlent les deux plateformes essentielles du numérique moderne: les téléphones mobiles, source de nos données les plus sensibles, et le cloud qui permet leurs échanges.
La fracture numérique de l’administration suisse est particulièrement aiguë. La crise du Covid-19 a relevé un bon nombre de dysfonctionnements, par exemple lorsque les différents acteurs de la santé publique doivent communiquer à la Confédération les données de suivi de l’épidémie, ou lors l’échange des informations de contact tracing entre cantons, gérées par 26 systèmes différents et souvent incompatibles. Et même lorsque 17 cantons choisissent librement d’utiliser le même logiciel de contact tracing fourni gracieusement par la Confédération, ces 17 cantons ont décidé d’opérer 17 copies différentes du même logiciel, gérant leurs données en silo et en se regardant en chien de faïence, plutôt que de créer une infrastructure intercantonale unique.
Pourquoi? Quel est le problème? Comme aux premiers jours de la construction des chemins de fer, lorsque les intérêts politiques régionaux étaient à l’origine de structures ferroviaires non coordonnées et inefficaces, la pensée en silo compromet aujourd’hui le succès de la numérisation. Beaucoup de choses sont faites, mais peu sont coordonnées. Les roues technologiques sont réinventées, certaines plus rondes que d’autres, ce que la pandémie a révélé de manière particulièrement impitoyable.
Si nous ne voulons pas que les entreprises technologiques ayant des intérêts monétaires, s’immiscent dans la brèche, nous devons agir: il est temps de créer un équivalent numérique des CFF. Afin de tirer profit de l’économie numérique en Suisse également, nous avons besoin d’une infrastructure nationale de données puissante et fiable, qui permette une collaboration inter-organisationnelle et une mise en réseau aisée des données, tout en garantissant la sécurité et la protection des données. L’idée n’est pas de tout centraliser, ce qui serait un non-sens technologique de manière générale, et un nonsens institutionnel en Suisse, mais bien de créer une infrastructure servant de colonne vertébrale aux échanges numériques, au service de la Confédération, des cantons, des communes et du public.
Comme aux premiers jours des CFF, l’Etat est mis à contribution. La votation sur l’identité électronique, l’e-ID, a clairement montré que le peuple souhaite que la Confédération prenne ses responsabilités en matière de données citoyennes.
Depuis plus d’un siècle, les Suisses sont passés maîtres dans la conduite des trains. La Suisse a été le premier pays au monde à mettre sur pied un horaire cadencé à l’échelle nationale, garantissant les correspondances locales, que nos voisins nous envient encore aujourd’hui. Il est grand temps que nous maîtrisions également la numérisation.
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LA CRISE DU COVID-19 A RÉVÉLÉ UN BON NOMBRE DE DYSFONCTIONNEMENTS