L’idéal fugace de la paix – et par où commencer
L’histoire récente a montré que la mobilisation globale pour apporter des solutions aux principaux problèmes mondiaux est possible lorsque le sentiment d’urgence et la volonté sont présents. Les ressources peuvent être mobilisées immédiatement et l’innovation scientifique peut être accélérée à une vitesse vertigineuse. Dans le contexte de la poursuite humaine la plus ambitieuse, l’objectif final toujours nébuleux et insaisissable qu’est la «paix» – idéal dans la poursuite duquel l’on tente de résoudre les problèmes les plus urgents du monde – j’aimerais démontrer que la réduction de l’écart entre les sexes constitue un impératif incontournable.
Parmi les nombreuses définitions de la paix, j’utilise ici la plus holistique. Dans les termes de Johan Galtung, il s’agirait de la «paix positive» qui s’étend au-delà de la «paix négative» (qui n’est que l’absence de violence directe et active) pour cultiver comme paraphrasé par Toran Hansen «la liberté, l’équité, le dialogue, l’intégration, la solidarité et la participation sociétales, ainsi que les actions culturelles qui légitiment la paix positive ainsi que négative plutôt que la violence».
Il est difficile de penser à un domaine de travail ou à un élément de la vie sociétale – éducation, soins domestiques, participation économique, science et technologie, politique et sécurité, santé, etc. – qui ne jouent pas un rôle crucial pour favoriser la paix ou, selon la dynamique, pour créer des tensions susceptibles de dégénérer en conflit destructeur plutôt que constructif. Les tensions résultant des inégalités, des exclusions et des discriminations se produisent sur la base d’innombrables identités croisées telles que la race, l’ethnicité, la nationalité, l’âge, la capacité physique, l’identité sexuelle, la religion et – celle qui touche probablement le plus de personnes dans le monde – le sexe. Si les inégalités et les insuffisances alimentent la plupart des tensions qui dégénèrent en conflits, pour optimiser les résultats de la consolidation de la paix et de la résolution des conflits, il faut logiquement commencer par s’attaquer aux inégalités les plus répandues.
Les arguments étayés par des données en faveur de l’égalité des sexes et de l’inclusion des femmes dans l’ensemble de la société ne manquent pas, de l’éducation à l’autonomisation économique, de la science, de la santé et de l’environnement à la politique et à la sécurité – essentiellement sur l’ensemble des objectifs de développement durable (ODD) et au-delà. Lorsqu’il s’agit de la consolidation de la paix elle-même, le genre a une importance indéniable. C’est ce que souligne la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies et ce que démontre l’augmentation des taux de réussite des processus de paix qui ont inclus davantage de femmes et intégré des considérations de genre dans les résultats – la Colombie étant l’un des exemples les plus connus. Malgré ces résultats encourageants, de 1992 à 2019, selon le Council on Foreign Relations (CFR), les femmes ne représentaient en moyenne que 13% des négociateurs, 6% des médiateurs et 6% des signataires dans les principaux processus de paix dans le monde, et 70% des processus de paix n’incluaient ni médiatrices ni signataires. Depuis 2020, la pandémie de Covid-19 a exacerbé les défis existants en matière d’égalité de représentation et de participation.
L’ancienne présidente de l’Assemblée générale des Nations unies Maria Fernanda Espinosa a déclaré qu’il n’y avait aucun espoir d’atteindre les ODD sans la pleine participation et le leadership des femmes, ce qui signifie que d’épaisses barrières à la paix subsisteront dans tous les domaines.
En effet, des grandes organisations internationales aux organisations de la société civile et aux militants sur le terrain, le message et les données sont clairs: combler l’écart entre les sexes dans toutes les sphères de la société – tant dans la sphère publique que privée – ne profite pas seulement aux femmes, mais à tout le monde.
Malgré l’incitation quantitativement et qualitativement démontrée et documentée à le faire, pas un seul pays sur terre n’a atteint l’égalité des sexes. En d’autres termes, le monde entier se bat pour atténuer la crise climatique, faire croître ses économies, innover dans les domaines des sciences, de la technologie et de la santé mondiale – globalement, se développer et prospérer – tout cela avec une main attachée dans le dos.
Au début de ce mois de juillet 2021, le Forum Génération Egalité, créé dans le prolongement de la conférence de Pékin en 1995, a réuni 40 milliards de dollars pour accélérer la réduction de l’écart entre les sexes dans le monde (21 milliards provenant des gouvernements et du secteur public, 13 milliards du secteur privé, 4,5 milliards de la philanthropie et 1,3 milliard des entités des Nations unies et des organisations internationales et régionales, selon UN News). Ces fonds doivent être investis dans tous les domaines abordés jusqu’à présent, tous secteurs confondus.
Si 40 milliards de dollars peuvent sembler une somme importante, c’est bien moins que ce qui a été investi dans la lutte contre le Covid-19, ou même dans la défense américaine. En 2020, selon Business Today, 11,7 trillions de dollars ont été dépensés dans le monde pour la lutte contre le Covid-19, dont 9,8 trillions (83%) par 36 nations riches. Le Ministère américain de la défense s’est vu allouer un budget de 703,7 milliards de dollars pour 2021.
Enfin, même les considérations économiques plaident en faveur de la réduction de l’écart entre les sexes. Selon l’OCDE, les femmes consacrent trois fois plus de temps que les hommes aux soins non rémunérés et, selon l’Unesco, deux tiers des plus de 750 millions d’adultes analphabètes dans le monde sont des femmes. Les données de la Banque mondiale montrent que parmi celles et ceux qui ne possèdent pas de compte bancaire, les femmes sont plus nombreuses de 190 millions que les hommes. Selon le CFR, combler l’écart entre les sexes dans ces domaines et dans d’autres pour parvenir à une participation égale pourrait ajouter 28 trillions (28000 milliards) de dollars au PIB mondial.
Les données et les preuves de ces avantages sont abondantes et facilement accessibles, et même largement promues sur de nombreuses plateformes. Si nous voulons prendre au sérieux les efforts déployés pour résoudre l’un ou l’autre des problèmes les plus urgents du monde, il est aussi urgent et impératif d’investir des ressources suffisantes et de prendre des mesures stratégiques ciblées pour combler le fossé entre les sexes. Chacun d’entre nous a un rôle à jouer pour libérer le potentiel inexploité qui existe encore au sein d’au moins la moitié de la population mondiale, dans les écoles, dans nos foyers et dans nos cercles sociaux, sur notre lieu de travail et partout ailleurs – qui que nous soyons et où que nous nous trouvions. Sans une mobilisation à l’échelle mondiale proportionnelle à l’urgence de la situation, toute chance de croissance et de paix restera incomplète, insaisissable.