Au pays des merveilles
MÉPRISES DE TERRES (1/5) Durant une bonne partie du Moyen Age, on a cru à l’existence du royaume du prêtre Jean, une contrée merveilleuse et salvatrice. Où se situait-il? Là où ça nous arrangeait
«Méprises de terres», tel est le titre de cette série signée Philippe Simon, qui nous emmène dans ces endroits dont on croyait dur comme fer qu’ils existaient alors qu’ils étaient purement imaginaires. On commence par le royaume du prêtre Jean. Durant une bonne partie du Moyen Age, on a fantasmé sur l’existence de cette contrée merveilleuse et salvatrice. Où se situait-elle? Là où ça nous arrangeait.
Imaginez un pays où ruissellent le lait et le miel, où les lits des fleuves sont de saphir, d'émeraude et de topaze, un pays où vivent des lions rouges, des merles blancs et des cigales muettes. Imaginez que ce pays se situe loin par-delà vos frontières menacées par l'ennemi, mais qu'il partage vos préoccupations, et qu'il souhaite mettre sa force au service de votre sécurité.
Au Moyen Age, cette contrée à la fois fabuleuse et puissante a un nom: c'est le royaume du prêtre Jean. Au milieu du XIIe siècle, le chroniqueur Otton de Freising en mentionne l'existence pour la première fois. Quelques années plus tard commence à circuler une Lettre du
Prêtre Jean, censément envoyée à Manuel Comnène, l'empereur de Byzance, et qui décrit ce royaume en termes élogieux.
Un martyre à Chennai
Où se trouve-t-il? Eh bien, ça dépend – ou plutôt: on va successivement le placer là où il nous paraîtra le plus rassurant et le plus utile stratégiquement parlant. La Lettre (c'est un faux, mais rien n'empêche de s'y fier puisqu'elle décrit un pays imaginaire) indique qu'il se situe loin vers l'Orient, et qu'il s'étend de «l'Inde ultérieure» à la tour de Babel.
L'Inde, c'est pratique, parce que ça permet d'intégrer à la légende du prêtre Jean celle de l'apôtre Thomas, qui aurait connu le martyre aux alentours de l'an 70 à Mylapore (aujourd'hui Chennai, dans le Tamil Nadu) après y avoir prêché. C'est pratique aussi parce qu'on soupçonnait depuis longtemps que des communautés nestoriennes s'étaient installées dans la région – le nestorianisme, c'est cette branche du christianisme répudiée au concile d'Ephèse (430431) pour de sibyllines questions portant sur la double nature, humaine et divine, du Sauveur.
Ils ont beau être schismatiques, ces chrétiens possèdent alors l'inestimable valeur de vivre (croyait-on) sur des terres permettant de prendre en tenailles l'ennemi musulman – cette seconde moitié du XIIe siècle voit se succéder les deuxième et troisième croisades, et la prise de Jérusalem en 1187 par Saladin marque durablement les consciences.
Alors on a cherché le prêtre Jean à l'est. Dans ces mêmes années, le pape Alexandre III lui envoie une lettre – elle restera sans réponse. Plus tard, des voyageurs comme Marco Polo ou Guillaume de Rubrouck rencontrèrent en effet des communautés nestoriennes en Chine – mais elles n'auraient pas menacé grand monde. On tenta bien d'identifier Jean à Gengis Khan, mais il parut vite évident qu'on le croiserait assez peu à la messe.
Vers le sud
Fin de l'histoire? Non, car une fois la piste indienne tarie, on déplaça ce royaume de rêve en Afrique, tout en conservant sa fonction: au Moyen Age, une prophétie répandue expliquait en effet que l'islam allait être écrasé par deux empires, l'un d'Occident, l'autre d'Ethiopie – un scénario que l'on retrouve d'ailleurs dans un hadith attribué à l'un des compagnons de Mahomet. Il n'en fallut pas plus, par exemple dans l'entourage de la cour papale d'Avignon au début du XIVe siècle, pour identifier le prêtre Jean au negusa nagast, le roi des rois d'Ethiopie, à qui l'on prêtait même le pouvoir de stopper le cours du Nil pour assécher l'Egypte musulmane.
C'était sans doute lui demander un peu beaucoup, mais on y a cru longtemps, en tout cas jusqu'au XVIe siècle. Et puis on a fermé le robinet à merveilles.■