Une odyssée grecque
Ambassadeur du tsar Alexandre 1er au Congrès de Vienne, l’aristocrate grec va nouer des liens privilégiés avec la Suisse. Le banquier Jean-Gabriel Eynard fera basculer son destin et celui de son pays
Il y a 200 ans, au terme d’une longue guerre, les Grecs réussirent à faire reconnaître leur indépendance par l’Empire ottoman. Retour sur la cause philhellène, qui va trouver d’ardents défenseurs à Genève, au premier rang desquels JeanGabriel Eynard.
Un regard droit. Sans fière moustache ni barbe drue, contrairement à la plupart de ceux qui, à partir du 25 mars 1821, combattent au nom de l’insurrection grecque dans les maquis montagneux de la Morée (le Péloponnèse actuel) pour s’extirper de la férule du sultan Mahmoud II. Sur son portrait peint en 1818 par Sir Thomas Lawrence, toujours exposé dans la salle Waterloo du château britannique de Windsor, le comte Ioannis Kapodistrias de Corfou respire une calme détermination.
Né en 1776, ce francophone et francophile sait alors que, sur le tapis diplomatique européen, les dés qui le concerne sont jetés. Deux ans avant qu’il ne pose pour le peintre royal anglais, sa nomination comme co-ministre des Affaires étrangères du tsar Alexandre 1er de Russie – aux côtés du Comte Charles Robert de Nesselrode – a consacré ses bons et loyaux services rendus au maître de Saint-Pétersbourg. L’heure est, pour lui, aux récompenses.
Ambassadeur du tsar au Congrès de Vienne (novembre 1814- juin 1815) qui démantela l’empire édifié par Napoléon à force de sanglantes batailles, Kapodistrias a tissé d’indéfectibles amitiés dont certaines en Suisse, par l’entremise du conseiller vaudois du tsar, Frédéric César La Harpe. Mais sur les bords du Léman, son port d’attache est près de Rolle, où le banquier genevois Jean Gabriel Eynard – émissaire de la République au Congrès de Vienne – vient de s’établir.
L’aristocrate corfiote, né dans une île longtemps inféodée à Venise, entend coaliser les «puissances» au service de la révolution hellène contre l’Empire ottoman qui, dans les montagnes autour du port de Patras, mobilise quelques milliers de conjurés «peu disciplinés, armés de fusils de chasse et de poignards emmanchés sur de longs bâtons», comme le raconte Antoine Roquette dans
son passionnant La France et l’indépendance de la Grèce ou le romantisme dans les
relations internationales (Ed. du Félin). Les chefs rebelles grecs, à la tête de gangs de «klephtes» mi-bandits mi-héros, se nomment Théodoros Kolokotronis ou Petros Mavromichalis, dit Petrobey. Kapodistrias, homme de raison, est l’avocat des insurgés auprès des cours européennes. Ramené de Paris par son ami banquier Eynard, le journal français Le Constitutionnel attise sa passion lorsqu’il décrit, quelques semaines après la rébellion originelle de Patras, la bénédiction donnée par l’évêque orthodoxe Germanos aux combattants, le 25 mars 1821, dans la montagne de Kalavrita: «Les miséricordes antiques du Seigneur vont descendre sur son peuple. La race impie des Turcs a comblé la mesure des iniquités. L’heure d’en purger la Grèce est arrivée, suivant la parole de l’Eternel. Armez-vous donc, race hellénique…»
Allumé, le feu follet nationaliste grec de Kapodistrias court bientôt sur les rives du Léman où ce fin diplomate jouit de la reconnaissance de l’élite helvétique pour son soutien à la neutralité suisse, au rattachement du canton de Genève à la Confédération, et à l’indépendance du canton de Vaud. Convaincu par les récits de son ami, l’austère financier protestant Eynard voit dans la Grèce nouvelle et ses cohortes de réfugiés chassés et massacrés par les janissaires turcs, la répétition de son drame familial, lorsque les siens durent fuir la région de Lyon pour Genève après la révocation de l’édit de Nantes, le 16 octobre 1685.
Charles Pictet de Rochemont, chef de la délégation genevoise au Congrès de Vienne, est mis à contribution pour entretenir ce chaudron philhellène, sur lequel plane, en plus, le souvenir de Germaine de
Staël. La fille du banquier Jacques Necker avait, juste avant sa disparition le 14 juillet 1817, longuement reçu le poète anglais George Gordon Byron, dont l’oeuvre maîtresse, Le pèlerinage de Childe Harold, publiée en 1812, était inspirée de son premier voyage en Grèce, de Patras à Athènes (puis jusqu’à Constantinople et Smyrne). «Il n’est pas exagéré de qualifier Kapodistrias de «parrain commun» des Grecs, des Vaudois et des Suisses» pouvait-on lire, en juin dernier, en marge d’une exposition sur la révolution grecque à l’Hôtel de Ville de Lausanne…
Eynard est en tout cas contaminé par la fièvre indépendantiste de celui qu’il loge, à Rolle, dans un pavillon construit pour lui dans le jardin de sa villa. Le réseau des sociétés philhellènes européennes essaime à partir de Genève. Ioannis en est l’âme politique expatriée. Jean-Gabriel le trésorier dévoué.
Benjamin Constant, autre Suisse, revenu aux affaires sous la Restauration, voit dans la révolution grecque l’illustration de son fameux discours sur De la liberté des anciens comparée à celle des modernes.
«Vous tous qui aimez la religion, la patrie, la gloire, unissez-vous à cette oeuvre de patriotisme chrétien dit l’exhortation à souscrire. Et méritez, même par une faible offrande, d’être compté parmi les auxiliaires de la Grèce, c’est-à-dire parmi les bienfaiteurs de la civilisation et de l’humanité.» Ioannis Kapodistrias sera l’Ulysse de cette nouvelle Odyssée.
Demain: L’Europe des monarques se rallie à l’insurrection hellène