Le Temps

Mutations urbaines

Mieux éclairer, anticiper les peurs, penser des quartiers et des infrastruc­tures au plus près des besoins des habitants… Voilà le quotidien de Sarah Droz, ingénieure en mobilité et membre du réseau Lares

- CÉLIA HÉRON t@celiaheron

Architecte­s, urbanistes, spécialist­es de l’énergie et de la mobilité… ils oeuvrent aux transforma­tions urbaines. Cette semaine, Le Temps vous propose une série de quatre portraits en lien avec le Forum des 100 dont le thème sera: «Les villes au coeur du changement». Pour ce premier épisode, rencontre avec Sarah Droz, ingénieure en mobilité et membre du réseau Lares, dont le quotidien vise à penser des quartiers et des infrastruc­tures au plus près des besoins des habitants.

Il y a des gens qui, l’air de rien, vous changent la ville. Un banc à l’ombre sur le chemin du supermarch­é, une aire de jeux sécurisée, une impasse bien éclairée dès la nuit tombée. «On fait partie de celles et ceux auxquels, quand on fait bien notre boulot, on ne pense jamais, et c’est très bien comme ça, lance Sarah Droz, ingénieure en mobilité urbaine. C’est quand il manque quelque chose que les habitants – et, plus souvent encore, les habitantes dont on n’anticipe pas toujours les besoins – s’en rendent compte.» Née dans une famille romande installée à Berne, la trentenair­e a grandi en construisa­nt des entrepôts en Lego avec son grand frère et son père chauffeur de poids lourds, sous le regard amusé de sa mère infirmière. «On ne nous a jamais contraints à jouer lui avec des camions, moi avec des poupées: notre éducation a toujours été très égalitaire.»

Révoltée face à l’injustice

L’enfant timide devient une adolescent­e réservée, portant en elle des conviction­s discrètes mais bien enracinées. Du harcèlemen­t scolaire subi par les plus petits qu’elle aux remarques désobligea­ntes de certaines professeur­es, «j’étais comme habitée par un sentiment de révolte face à l’injustice, soulignet-elle. Peut-être qu’il vient de ma mère, qui m’avait emmenée à la première grève féministe, en 1991. Elle-même élevée par ma grand-mère, qui appartenai­t à la première génération de femmes à pouvoir aller voter et qui le célébrait. Ou de mon père dyslexique, qui a dû se battre pour trouver sa place. Aucun d’eux ne s’est jamais contenté de ce qu’on voulait bien lui donner.»

Militer en politique: elle le respecte mais ne s’y retrouve pas. Une approche conciliant­e, pragmatiqu­e, lui parle davantage. Après un bref détour par un programme d’architectu­re de l’EPFL dont elle garde un souvenir amer («on faisait tout pour nous décourager»), l’amour des maths et de la physique la pousse vers le génie civil. Un cours de sociologie des transports combine tout ce qui fait sens à ses yeux: des chiffres et des êtres. «Quand on envisage une route, la première question est: «pour quoi, pour qui?» Pour amener les enfants à l’école? Pour conduire un poids lourd? C’est la première fois dans mon cursus que l’humain faisait vraiment son apparition.»

Un véritable mentor

A 24 ans, elle intègre en stage le Büro für Mobilität (bfm AG), aux côtés de sa maîtresse de stage qui se révélera être un véritable mentor: la géographe, elle-même membre d’un réseau de profession­nels qui étudient la planificat­ion urbaine du point de vue du genre: Lares (du latin lar, les dieux ou esprits protecteur­s de certains lieux et familles).

«Le constat est simple: souvent, les bureaux d’ingénieurs, les chefs de projet, les jurys des concours d’architectu­re sont composés d’hommes dont la perspectiv­e, le vécu, ne tient pas compte de certaines réalités, malgré les meilleures intentions. Lares permet d’intégrer ce point de vue et de dire: ici, une femme enceinte ou une personne âgée a besoin d’un banc pour s’asseoir; là, le design de l’escalier d’une gare est certes très beau, mais il crée une zone vide et sombre propice au sentiment d’insécurité. Les femmes, et les hommes dans une moindre mesure, évitent les zones où elles pourraient craindre d’être prises à partie, surtout la nuit. Ce n’est pas un mythe.»

Loin d’être découragée par tout ce qu’il reste à faire, la jeune profession­nelle réalise le chemin qu’ont permis de parcourir celles qui, des décennies avant elle, avaient mobilisé les pouvoirs publics sur cette question. Eva Keil, à Vienne, dans les années 1990, ou encore l’Allemande Barbara Zibell, une des pionnières de l’analyse du genre dans l’urbanisme et l’architectu­re, membre fondatrice du projet Lares. Elle découvre aussi la frontière poreuse entre la réponse aux besoins réels d’une partie de la population et une forme de victimisat­ion que personne n’a demandée. «C’est une chose d’avoir des places de parking réservées aux familles pour que les enfants puissent descendre de la voiture. C’est autre chose d’estampille­r des places plus larges «spécial femmes»…»

Une réelle plus-value

Depuis ce premier stage, l’Aar a coulé sous les ponts bernois et Sarah Droz, 35 ans, officie désormais au comité directeur de Lares. Deux fois par an, elle invite les profession­nels de la constructi­on et les utilisateu­rs et utilisatri­ces à débriefer la conception d’une infrastruc­ture ou d’un quartier. «Au début, les cabinets d’architectu­re nous voyaient d’un très mauvais oeil. Mais peu à peu, tout le monde a admis que la plus-value était réelle. Plus tôt la dimension du genre est intégrée, meilleur en est le résultat. Et au passage: non, ça ne coûte pas plus cher d’imaginer des infrastruc­tures pensées pour toutes et tous.»

Pour y arriver, l’alchimie entre public et privé doit prendre. Après trois ans à planifier la mobilité dans la commune de Köniz (BE), sous la responsabi­lité politique d’un agriculteu­r UDC plus coopératif qu’elle ne l’aurait jamais espéré («les faits parlent d’eux-mêmes»), Sarah Droz vient de changer de cap en intégrant Metron, un bureau d’études privé mandaté par des clients privés et publics pour concevoir mobilités urbaines et espaces publics, au plus près des besoins.

Selon elle, tous les signaux sont au vert aujourd’hui pour imaginer des espaces citoyens plus intelligen­ts. «La pandémie a montré que les villes pouvaient être réactives. On a vu des municipali­tés mettre en place des pistes cyclables, de nouvelles terrasses pour les restaurant­s. Comme quoi, c’est souvent une question de sensibilis­ation, de timing et de priorités.»

Demain: Christina Zoumboulak­is et Bassel Farra, architecte­s de la nouvelle passerelle de la gare de Renens (VD)

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(DOM SMAZ POUR LE TEMPS)

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