Le Temps

La peur gagne les habitants de Kaboul

Le président Ashraf Ghani a fui, laissant le pouvoir aux talibans, qui ont atteint Kaboul en dix jours. Leur victoire militaire est totale

- FILIPPO ROSSI, ISTANBUL @Filippo_Rossi90

■ Dans la capitale, on vit le retour de ces islamistes radicaux avec anxiété. Les Américains les en avaient chassés en 2001 après leur refus de livrer Ben Laden

■ Le personnel des missions étrangères sur place est rapatrié dans l’urgence. L’OTAN estime qu’une solution diplomatiq­ue est plus urgente que jamais

■ En Angleterre, des voix s’élèvent pour une interventi­on militaire. L’armée afghane, dépassée, s’avère incapable de contenir les assaillant­s

Dimanche matin, Kaboul s’est réveillée en plein chaos. «Ils arrivent.» Au téléphone, la voix de R. trahit la panique. «Je ne sais pas si je dois partir ou pas», s’inquiète la jeune femme. «Ils», ce sont les talibans, qui, en quelques heures, ont complèteme­nt encerclé la capitale afghane. Peu après, N., un autre résident, affirme que les combattant­s islamistes contrôlent les quartiers de Dashte-Barchi et PD5, dans la banlieue ouest. D’autres racontent qu’ils sont déjà du côté de l’aéroport.

Ballet d’hélicoptèr­es

La ruée sur les banques est immédiate. Partout, des embouteill­ages se forment. Beaucoup de ceux qui ne se terrent pas chez eux cherchent à gagner l’aéroport. Mais la majorité n’a pas de visa et espère simplement y trouver refuge. Dans cette prison à ciel ouvert qu’est devenue Kaboul ce dimanche 15 août, les rumeurs enflent. Un porte-parole des talibans a certes déclaré en début de journée que les assaillant­s avaient reçu l’ordre de ne pas pénétrer dans la ville. Mais des incidents isolés contredise­nt cette affirmatio­n.

Le gouverneme­nt est-il encore en place? Dans le courant de l’après-midi, cette question centrale trouve sa réponse: le président Ashraf Ghani s’est enfui en direction du Tadjikista­n. Il ne s’agirait que d’une étape avant sa destinatio­n finale, peut-être les EtatsUnis. L’évacuation des missions occidental­es, qui a commencé ces derniers jours, s’est accélérée dimanche. Toute la journée, un ballet d’hélicoptèr­es a acheminé le personnel de l’ambassade américaine vers l’aéroport. Washington a même bloqué durant plusieurs heures les vols commerciau­x pour permettre à ses appareils de décoller. En fin d’après-midi, la situation est devenue encore plus confuse après que des tirs ont visé la piste, entraînant l’interrupti­on du trafic.

Contrairem­ent à l’écrasante majorité des résidents de Kaboul, R. a de la chance: elle a tout juste appris qu’elle serait évacuée par une mission occidental­e. «Je ne veux pas partir», dit-elle, déchirée. Comme des millions d’Afghans, la jeune femme a déjà vécu cela il y a trente ans. Comment supporter une autre fuite? Une autre vie de réfugié? «Je suis parti en 1985, raconte, frustré, Aref, coopérant italo-afghan. Je suis revenu avec l’espoir d’un nouvel Afghanista­n. Aujourd’hui, après vingt et un ans de travail, j’attends d’être évacué à nouveau.»

La vitesse fulgurante de la pro

gression talibane laisse les habitants de la capitale pantois. Vendredi, les experts estimaient encore que la ville tiendrait plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Ce week-end, en quelques heures, tout s’est écroulé. Le ministre de l’Intérieur du gouverneme­nt défait, Abdul Sattar Mirzakwal, a annoncé que Kaboul resterait sous le contrôle du gouverneme­nt et qu’il y aurait une transition pacifique de pouvoir. Il a cherché à tranquilli­ser les citoyens en affirmant qu’il n’y avait pas d’insécurité dans l’agglomérat­ion de 5 millions de personnes.

Rumeurs d’attaque

Les talibans ont déclaré, à travers leur porte-parole Zabihullah Mujahid, qu’ils voulaient pénétrer dans la capitale de manière pacifique. Eux qui cherchent à obtenir une légitimité internatio­nale pour leur futur gouverneme­nt n’ont pas intérêt à voir leur conquête du pays s’achever par un carnage. Et pourtant, en début de soirée, les rumeurs d’attaque se sont faites de plus en plus insistante­s. Les combattant­s islamistes ont expliqué que leurs forces prendraien­t possession des zones abandonnée­s par les forces gouverneme­ntales «afin d’y maintenir l’ordre» et qu’un gouverneme­nt inclusif serait formé «dans les prochains jours». «Tous les Afghans en feront partie», a assuré un porte-parole des insurgés, Suhail Shaheen, à la BBC.

«Il devrait y avoir une Jirga [une assemblée traditionn­elle afghane, ndlr] pour en décider», espère R., la jeune femme en attente d’évacuation. Pourtant, une autorité de transition, comme on l’imaginait jusqu’à la fin de la semaine dernière, ne paraît plus une option réaliste. Les talibans sont aujourd’hui les maîtres du pays face à une armée en déroute. Les milices des seigneurs de guerre représente­nt certes encore un énorme danger pour la stabilité du pays. Dimanche, certaines se sont même montrées dans les rues de Kaboul pour rappeler leur présence. Il reste que la capitale dont les talibans avaient été chassés il y a vingt ans est désormais pratiqueme­nt retombée entre leurs mains. ■

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 ?? (STRINGER/PAULA BRONSTEIN/GETTY IMAGES/AP PHOTO/ RAHMAT GUL) ?? En haut: un taliban monte la garde à Herat. En bas à g.: une queue devant un bureau de passeports, dans l’espoir de quitter le pays. A dr.: un hélicoptèr­e américain au-dessus de Kaboul, une image qui rappelle la chute de Saïgon.
(STRINGER/PAULA BRONSTEIN/GETTY IMAGES/AP PHOTO/ RAHMAT GUL) En haut: un taliban monte la garde à Herat. En bas à g.: une queue devant un bureau de passeports, dans l’espoir de quitter le pays. A dr.: un hélicoptèr­e américain au-dessus de Kaboul, une image qui rappelle la chute de Saïgon.
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