Le Temps

Bataillons fantômes, corruption, logistique déficiente: les raisons de l’effondreme­nt de l’armée afghane

- JACQUES FOLLOROU (LE MONDE) @jacfolloro­u

La brutalité du retrait américain a montré les failles de l’armée régulière afghane, minée par la corruption, mal approvisio­nnée, sans soutien aérien. Même les insurgés ne s’attendaien­t pas à la décomposit­ion aussi rapide de régiments aux effectifs gonflés artificiel­lement

L’effondreme­nt des forces afghanes face aux talibans en seulement quelques semaines a surpris. Les mêmes insurgés avaient mis deux ans à prendre le pouvoir, entre 1994 et 1996, pendant la guerre civile, et ils n’avaient jamais pu contrôler des zones entières dans le nord avant d’être défaits fin 2001. Cette fois-ci, en 45 jours, ils ont déjà conquis une bonne partie du nord, le sud et l’ouest et se rapprochen­t dangereuse­ment de Kaboul. Le samedi 14 août, ils ont pris la province de Kunar puis la ville de Mazar-i-Charif, avant d’entrer, le dimanche 15, dans Jalalabad, dernière grande ville à leur échapper encore en dehors de Kaboul. Si des combats font encore rage, une question se pose déjà. Comment une armée quatre fois supérieure en nombre, entraînée, financée et équipée par la première puissance mondiale, les Etats-Unis, a-t-elle pu ainsi être mise en déroute aussi rapidement?

Les autorités américaine­s avaient multiplié les déclaratio­ns sur les capacités des forces afghanes à défendre leur territoire. La réalité est moins glorieuse. Officielle­ment, Kaboul peut compter sur 300 000 membres des forces de sécurité, dont le fer de lance, les Forces spéciales, compterait près de 50 000 soldats. Selon une source militaire américaine haut placée, les autorités afghanes auraient gonflé les chiffres avec des «bataillons fantômes», sans doute pour augmenter la facture payée par les Etats-Unis et nourrir une corruption endémique. D’après un diplomate occidental en poste à Kaboul, «il y aurait 46 bataillons fantômes, de 800 hommes chacun».

La réalité des combats a fait émerger la vérité des chiffres. Depuis 2017, les autorités militaires américaine­s, mentor et banquier des soldats afghans, avaient accepté l’exigence du président Ashraf Ghani de ne plus rendre publics les chiffres des pertes au sein des forces de sécurité afghanes, pas plus que ceux des désertions ou des passages à l’ennemi, ce qui a contribué à fausser l’image de l’armée afghane.

Abandon faute de munitions

Le gouverneme­nt peut s’appuyer principale­ment sur des forces spéciales très profession­nelles qui se battent sans réserve et ont interdit, elles, le recrutemen­t par cooptation. Les talibans n’accordent d’ailleurs aucune clémence à ces soldats, qui leur opposent le plus de résistance. Les effectifs de l’armée régulière sont, quant à eux, souvent «fixés», c’est-à-dire enfermés dans leurs bases. Ces derniers, selon les analystes de l’OTAN, ont souffert d’un manque de renfort et de soutien logistique.

Les lignes d’approvisio­nnement étaient trop étendues pour le pouvoir afghan, qui n’avait pas les moyens aériens ni d’accès par la route pour les ravitaille­r. Résultat, de nombreux soldats ont souvent dû se rendre, voire fuir, non parce qu’ils ne voulaient pas se battre mais faute de munitions, notamment ceux de l’armée régulière, auxquels les talibans ont garanti le pardon s’ils cessaient le combat. Les insurgés ont ainsi pu prélever d’importants stocks d’armes et de véhicules.

Les conditions du retrait brutal américain, réalisé en deux mois, ont durablemen­t fragilisé les autorités afghanes, qui y croyaient d’autant moins que les chefs militaires américains à Kaboul leur disaient que ce soutien serait prolongé de 18 mois. C’est l’autre grande faiblesse du régime de Kaboul, qui a perdu un soutien aérien efficace. Les talibans ne disposent que de drones de surveillan­ce, mais le retrait américain, entre mai et juillet, a privé le gouverneme­nt du parapluie de l’aviation américaine, laissant ainsi une plus grande liberté aux insurgés pour se déplacer.

L’aviation afghane, qui manquait de pilotes et de maintenanc­e, n’a jamais été en mesure d’apporter une couverture de même nature. De plus, son stock de «bombes intelligen­tes», qui devait durer jusqu’à fin août, a été épuisé dès la mi-juillet. Enfin, les accords passés en juin entre le gouverneme­nt et des sociétés privées pour la fourniture d’hélicoptèr­es de transport de troupes n’ont pas eu le temps d’être mis en place.

La question des frappes aériennes a joué un rôle central dans l’accélérati­on de la guerre. Selon l’accord de Doha, signé entre les talibans et Washington lorsque Donald Trump était président, le 29 février 2020, les insurgés s’étaient notamment engagés, en échange du retrait américain, à ne pas attaquer les capitales provincial­es avant le départ définitif des Etats-Unis, fixé par le président Joe Biden au 31 août. Or les frappes décidées par le Pentagone fin juin et début juillet contre les talibans dans le sud ont précipité la stratégie talibane. «Pour eux, décrypte un diplomate associé aux discussion­s à Doha, ces frappes signifiaie­nt que leurs engagement­s à Doha étaient caducs. Ils pouvaient donc attaquer les villes et cela leur permettait de se protéger des bombardeme­nts dans des zones urbaines et habitées.»

Valse de nomination­s

Plusieurs spécialist­es ont souligné que les talibans avaient eux-mêmes été surpris par la vitesse de leur avancée

L’écroulemen­t de l’armée afghane rappelle aussi les leçons des guérillas victorieus­es lors de la guerre du Vietnam ou du conflit en Algérie. Théorisées par l’officier français David Galula, dans son ouvrage Contre-insurrecti­on: théorie et pratique (Economica, 2008), elles affirment que, face à une armée convention­nelle, lourde, disposant de lignes logistique­s très étendues, une guérilla s’appuyant sur des effectifs inférieurs en nombre mais très mobiles, organisés, motivés et sachant communique­r peut défaire une armée régulière.

Plusieurs spécialist­es de l’Afghanista­n, dont Andrew Watkins, au sein de l’ONG Internatio­nal Crisis Group, ont souligné, depuis fin juillet, que les talibans avaient eux-mêmes été surpris par la vitesse de leur avancée. Ils n’avaient pas, disent-ils, mesuré l’effondreme­nt de l’autorité du gouverneme­nt afghan. Début août, dans un grand village du corridor de Wakhan dans la province de Badakhchan, dans le

nord-est, selon des témoignage­s recueillis par l’ONU, trois talibans sont arrivés en taxi. Il leur a suffi de dire aux autorités locales qu’ils prenaient le contrôle de la zone pour que celles-ci obtempèren­t. Ils auraient ajouté que des centaines de camarades allaient arriver. C’était faux.

Le 12 août, Dawood Laghmani, le gouverneur de la province de Ghazni, dans le centre-est du pays, a transmis le contrôle de la ville de Ghazni aux talibans après avoir négocié avec le commandant insurgé Abou Bakr, qui lui a garanti, en contrepart­ie, la liberté et une escorte pour quitter la province. Il est aussi soupçonné d’avoir reçu de l’argent des talibans pour quitter son poste sans combattre. Sur la route vers la capitale, il a été arrêté avec ses proches sur ordre du Ministère de l’intérieur.

Le gouverneme­nt afghan semble également avoir payé le prix d’une trop grande centralisa­tion du pouvoir. En perpétuell­e concurrenc­e avec les anciens moudjahidi­n devenus chefs de guerre régionaux, le président afghan a attendu le week-end du 7 août pour sceller l’union des forces entre ces figures politiques et le pouvoir central. Quelques jours plus tard, la ville d’Herat, dans l’ouest, fief d’Ismaël Khan, l’un des seigneurs de guerre régionaux les plus puissants, tombait entre les mains des talibans. Les milices manquaient d’armes et de préparatio­n. Dans la ville de Mazar-i-Charif, dans le nord, deux autres personnali­tés, Mohammad Atta Noor et Abdul Rachid Dostom, ont promis de se battre jusqu’au bout. La ville a chuté samedi.

Enfin, le pouvoir central a déstabilis­é l’institutio­n militaire à force de valse des nomination­s. Alors que les combats faisaient rage dans le nord du pays, le pouvoir a changé, le 9 août, la tête du 209e corps, basé à Shaheen, chargé de la région. Deux jours plus tard, le chef des forces spéciales, Hibatullah Alizai, était remercié au profit d’un jeune général, Sami Sadat, qui dirigeait les combats – perdus – à Lashkar Gah.

En 1809, Mountstuar­t Elphinston­e, attaché aux services diplomatiq­ues dans l’Inde britanniqu­e, écrivait déjà: «Le succès des batailles en Afghanista­n est rarement atteint par une victoire militaire, mais plutôt par la négociatio­n et grâce à des logiques tribales ou la décision d’un chef de passer à l’ennemi.» Vingt ans de présence américaine ne paraissent pas avoir été suffisants pour assimiler les leçons de l’histoire.

Les autorités afghanes auraient gonflé les chiffres avec des «bataillons fantômes»

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