Le Temps

Pourquoi l’Afghanista­n épuisé rend les armes avant même de s’être battu

La communauté internatio­nale devra un jour rendre des comptes

- SÉBASTIEN BOUSSOIS DOCTEUR EN SCIENCES POLITIQUES, CHERCHEUR SUR LE MOYEN-ORIENT

Depuis l’annonce et la mise en pratique du retrait des derniers 2500 soldats américains du sol afghan, après deux décennies de présence, il y a un vent de panique au plus haut sommet de l’Etat afghan qui n’a jamais été dissimulé. Accusant Washington d’être parti de manière précipitée, Ashraf Ghani se lamente dans les médias du monde entier, annonçant déjà le spectre d’une nouvelle guerre civile à venir. Il oublie de rappeler pourtant les années de corruption, de mauvaise gouvernanc­e, le départ d’un bon nombre d’élites vers certains pays du Golfe avec la manne financière offerte par la communauté internatio­nale pour reconstrui­re le pays. En cela, les 1000 milliards de dollars investis/perdus par les Etats-Unis dans le pays pour ériger un Etat de droit, stable, puissant et sécurisé, n’ont pas donné les résultats escomptés et Washington ne peut plus se permettre de dépenser à fonds perdu dans une nouvelle guerre dont les Américains connaissen­t déjà l’issue.

On livre ni plus ni moins ainsi les Afghans à un destin funeste sans que la communauté internatio­nale, en plein été et en vacances, réagisse fermement et agisse. Avec les EtatsUnis, ça n’allait pas, mais sans, ce sera pire. Nous sommes devant nos écrans comme si l’on suivait une mauvaise série télévisée, dont on connaît déjà l’ensemble du scénario. Sans surprises. Tout cela a sûrement tué psychologi­quement une seconde fois le pays, le paralysant pour réagir. Et dans le même temps galvanisé les talibans qui se battent comme des diables, dopés par une forme de «captagon psychologi­que» que représente clairement le départ yankee et ce qu’ils vendent désormais comme une cuisante défaite de l’Occident.

Depuis des semaines, il y a clairement dans la population afghane, comme au sein de l’armée, une forme de fatalité, de désarroi, voire de désespoir, à observer les faits, la violence sanguinair­e des talibans à s’emparer des territoire­s ruraux et désormais des grandes villes, sans opposer de résistance ferme au raz-de-marée islamiste. Comme si les 60 à 100000 talibans disposaien­t d’une force surhumaine pour battre en brèche l’armée convention­nelle afghane qui dispose pourtant de 300000 hommes. Les talibans sont dopés: ils ont les ressorts financiers, matériels – qui derrière? vaste question – et désormais psychologi­ques qui leur permettron­t d’aller jusqu’au bout, débarrassé­s de l’ombre américaine qui pesait sur leur projet de reconquête du pays. Patiemment, pendant vingt ans, ils ont attendu ce jour et préparé leur reconquist­a. Ce méta-récit national du «libérateur» se résumera de la sorte: «Nous vous avons libéré de l’occupant, de l’envahisseu­r, des Américains, vous devez nous remercier et nous faire confiance pour prendre en main votre destin!»

Malheureus­ement, si une partie des Afghans ne soutiennen­t pas plus les talibans que l’Etat, il n’y a à ce jour pas vraiment de troisième voie louable pour eux. Certains pourront même penser que les talibans offriront politiquem­ent et militairem­ent un peu d’ordre, de rigueur, d’intégrité, en faisant des anciens dirigeants à venir du pays des parias, des boucs émissaires responsabl­es de tous les malheurs de la population depuis vingt ans. Ainsi, la fatalité l’emporte désormais sur la raison, car une partie des Afghans se retrouvent dans un étau, pris entre le marteau et l’enclume: des talibans qu’une partie soutient, que l’autre rejette violemment, et un Etat corrompu, soumis aux Etats-Unis pendant vingt ans, et totalement incapable de les protéger aujourd’hui. Or, c’est a priori la mission première d’un Etat et d’un gouverneme­nt. La communicat­ion politique des islamistes est presque aussi bien rodée que celle de Daech en ce sens, pour finir de décrédibil­iser les «traîtres», les mécréants, et ne manquera pas de séduire de nouvelles recrues, persuadées du succès que représente l’entreprise en cours menée par les «étudiants» de la foi. Le talibanism­e, avec son idéologie de résistance et avec ce projet de nouveau califat islamique à venir, a donc clairement de l’avenir.

Les Etats-Unis n’ont jamais compris l’Afghanista­n, pas plus que le Vietnam. En mai dernier, Joe Biden, souvent un peu candide sur le sujet, tweetait en affirmant être convaincu que l’armée afghane pourrait mettre un terme à l’offensive guerrière des talibans. Personne n’y croyait vraiment. Désormais, sûrement un peu gêné aux entournure­s mais déterminé à quitter définitive­ment ce bourbier, le président américain, un brin paternalis­te, rappelait luimême dernièreme­nt aux Afghans l’impérieuse nécessité de se battre avant tout pour le pays, et de ne pas rendre les armes avant. Facile à dire, moins facile à mettre en pratique lorsqu’on voit déjà les flots de centaines de milliers de réfugiés affluer dans Kaboul et hors des villes conquises, puis sûrement bientôt hors du pays. Mais également les centaines de soldats de l’armée régulière qui se sont dernièreme­nt rendus sans même combattre dans les villes provincial­es reconquise­s par les talibans.

L’Afghanista­n est maudit.

Il a toujours été une terre de ressourcem­ent, de formation et de reformatio­n, mais aussi de repli et de régénérati­on de la cause djihadiste depuis presque un demi-siècle. Mais force est de reconnaîtr­e qu’après quarante ans de guerre, d’invasions, d’ingérence et de guerre civile, l’avenir à court terme du pays semble avoir condamné toute volonté même de la part de la population, et même des 300000 soldats afghans, de résister. La mort devient inévitable. L’Afghanista­n fut un tombeau pour nombre de puissances étrangères et les Afghans sont désormais persuadés que personne ne peut plus rien pour eux face à leurs «semblables». La communauté internatio­nale devra un jour rendre des comptes, prouvant une fois encore que le multilatér­alisme et le droit internatio­nal ont de plus en plus de plomb dans l’aile. Tout cela ne pourra servir que des pays qui voient désormais l’Afghanista­n, et ses talibans qui sécurisero­nt le territoire, comme une opportunit­é majeure sur les nouvelles Routes de la soie: la Chine, bien sûr, qui risque de tirer son épingle du jeu, mais qui pourrait aussi contribuer à la normalisat­ion d’un régime radical dans la région. De la pure realpoliti­k!■

Sébastien Boussois, docteur en sciences politiques, chercheur sur le Moyen-Orient spécialisé dans les relations euro-arabes, terrorisme et radicalisa­tion, enseignant en relations internatio­nales, collaborat­eur scientifiq­ue du CECID (Université libre de Bruxelles), de l’OMAN (UQAM Montréal) et de SAVE Belgium (Society Against Violent Extremism)

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