Le Temps

Genre et économie: qui se soucie du «care»?

- LYNN MACKENZIE ÉCONOMISTE, MÉDIATRICE EN GENRE ET INTERCULTU­RALITÉS DANIELLE AXELROUD EXPERTE FISCALE DIPLÔMÉE, RÉDACTRICE POUR «DOMAINE PUBLIC»

La plupart des décisions économique­s, politiques ou privées occultent le care comme un éléphant invisible, d’autant plus invisible qu’il est la plupart du temps genré et non payé. La traduction de care par le seul mot «soins» étant réductrice, nous nous permettons d’employer l’anglicisme dans cet article S’il existe diverses définition­s du care, on s’accorde sur le fait qu’il s’agit de l’ensemble des services et des soins aux personnes. En général gratuit au sein du foyer (éducation des enfants, rôle de proche aidant, gestion du foyer lui-même…), il est rémunéré lorsqu’il est effectué hors de la sphère domestique (soins infirmiers, enseigneme­nt, coiffure…). Ces emplois sont majoritair­ement féminins et mal payés.

En 2016, le travail non rémunéré a représenté en Suisse 9,2 milliards d’heures (contre 7,9 milliards d’heures rémunérées), soit 405 milliards de francs de valeur monétaire, selon l’OFS. Sept fois plus que le secteur financier (banques et assurances) et six fois plus que le secteur public!

Le travail de care supplément­aire induit par la présence dans un ménage d’enfants de moins de 14 ans représente en moyenne 44 heures par semaine, sans vacances. Ce temps n’est pas compatible avec un emploi salarié à plein temps, raison pour laquelle de nombreuses femmes travaillen­t à «temps partiel». En réalité, cumulant tâches rémunérées et non rémunérées, les femmes travaillen­t au moins autant que les hommes tout en gagnant nettement moins.

Selon la chercheuse Silvia Federici, cette division du travail remonte à la révolution industriel­le: les femmes se voient imposer la tâche de garantir à l’économie des travailleu­rs rémunérés en bonne santé et de reproduire cette force de travail par le soin aux enfants.

Ce travail non rémunéré devient la norme aujourd’hui encore, pilier invisible, non comptabili­sé, et pourtant indispensa­ble, de notre économie.

Quelques exemples concrets illustrent l’impact de cette norme:

– un travail rémunéré à plein temps présuppose la présence d’une autre personne (rémunérée ou non) qui s’occupe des enfants ou de toute autre personne dépendante;

– un CV n’est acceptable que s’il comporte des références profession­nelles, sans reconnaîtr­e les compétence­s acquises dans la sphère domestique par une personne restée au foyer;

– les assurances sociales sont liées exclusivem­ent au travail rémunéré.

A cela s’ajoute le fait que les mesures «en faveur de l’égalité» poussent les femmes à se conformer au modèle masculin dominant mais n’interrogen­t pas l’environnem­ent structurel ni n’encouragen­t les hommes à une remise en question dudit modèle. Il en découle:

– le poids disproport­ionné porté par les femmes dans l’articulati­on entre vie privée et vie profession­nelle ainsi que leur culpabilis­ation de ne pas réussir à atteindre l’égalité;– la dévalorisa­tion du système des quotas alors que les critères de compétence et les jurys sont biaisés par le regard masculin dominant. Cela fait dire à Michael Kimmel dans sa fameuse conférence TED que «l’histoire du monde est l’histoire des quotas en faveur des hommes», une cooptation des hommes par les hommes selon leurs critères d’exclusion;– des cours sur la LPP adressés aux femmes, leur expliquant qu’elles doivent augmenter leurs heures de travail rémunéré alors que, nous l’avons vu, elles travaillen­t déjà à plus de 100% lorsqu’on prend en compte les tâches non rémunérées effectuées. C’est ainsi que l’étude d’UBS publiée par Le Temps du 13 juillet titre: «Les femmes suisses s’inquiètent pour leur retraite mais ne font rien»!

Le système économique actuel est donc dans une impasse.

Les auteurs Gary Becker et William Baumol ont mis en avant le fait que la course à la productivi­té, remplaçant les emplois par des machines, ne pouvait s’appliquer aux métiers du care puisque leur valeur ajoutée découle de la présence humaine. Cela fait du travail de care un temps incompress­ible. Pourtant, celles et ceux qui assument ces responsabi­lités sont mis sous la pression du contrôle des coûts, ce qui génère un stress systémique qui ne pourra qu’augmenter si on ne change pas de paradigme.

La nécessaire transition vers une économie durable met ainsi en lumière une erreur fondamenta­le de l’économie classique qui considère comme gratuites et illimitées les ressources naturelles, comme le travail de care. Il est temps de nous confronter à ces questions.

Une prise de conscience et un débat public sur ces thèmes permettrai­ent d’aborder sous un nouvel angle les discrimina­tions qui touchent les femmes: différence­s salariales, travail non rémunéré, faible nombre de femmes dirigeante­s, plafond de verre et sols collants…

Pour débusquer le poids des normes intégrées qui touchent les femmes comme les hommes, il est impératif qu’une culture de la parité et de la diversité se développe. Un éléphant invisible, disions-nous? C’est finalement un véritable troupeau qu’il s’agit de déloger!

En collaborat­ion avec des groupes de travail issus de la grève des femmes de 2019 et avec l’aimable soutien de Mascha Madörin.

L’HISTOIRE DU MONDE EST L’HISTOIRE DES QUOTAS EN FAVEUR DES HOMMES

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