Le Temps

Philippe Lacôte raconte «La Nuit des rois» projeté au Festival Cinémas d’Afrique, à Lausanne

«La Nuit des rois», magistral film ivoirien multi-primé, est projeté mercredi en ouverture du Festival Cinémas d’Afrique, à Lausanne. Rencontre virtuelle avec son auteur

- PROPOS RECUEILLIS PAR ÉLISABETH STOUDMANN @estoudmann «La Nuit des rois»,

La MACA: quatre lettres pour un acronyme désignant la Maison d'arrêt et de correction d'Abidjan, une prison à la réputation sulfureuse perdue dans une immense forêt. C'est ce lieu qui sert de décor et de source d'inspiratio­n à La Nuit des rois, deuxième long métrage époustoufl­ant du cinéaste franco-ivoirien Philippe Lacôte. A la fois conte, fable, parcours initiatiqu­e et plongée réaliste dans le monde carcéral, ce film a déjà raflé plusieurs récompense­s, dont le Grand Prix du Festival internatio­nal de films de Fribourg (FIFF) en juillet dernier, après avoir représenté la Côte d'Ivoire aux Oscars. Rencontre virtuelle avec son auteur, membre du jury du récent Locarno Film Festival, qu'il a vécu confiné dans sa chambre d'hôtel.

Comment est née l’histoire de «La Nuit des rois»? Mon travail, c'est d'observer la société ivoirienne, de trouver des angles, des endroits où je pense qu'il y a quelque chose qui se joue pour cette Afrique urbaine, que cela soit au niveau politique, social ou en termes poétiques et oniriques. Paradoxale­ment, la MACA est l'un de ces lieux. La Nuit des rois, c'est aussi un spectacle, un voyage dans un monde inconnu.

Comment connaissie­z-vous cette prison? Quand j'avais 8 ou 9 ans, ma mère y fut emprisonné­e pour ses activités politiques. Chaque semaine, pendant une année, j'allais lui rendre visite en taxi collectif. J'en ai gardé des souvenirs très forts. Une prison très «ouverte», avec des parloirs communs où prisonnier­s et visiteurs se croisent. Plus tard, un ami, qui y avait également séjourné, m'a dit qu'il existait vraiment une pratique où un détenu, rebaptisé Roman, était désigné «raconteur d'histoires». Tout d'un coup, j'avais le dispositif pour imaginer une histoire: une prison au milieu de la forêt et un personnage.

Ce personnage principal de «La Nuit des rois» est donc un jeune pickpocket – un «microbe», comme on les appelle en Afrique – auquel le chef des détenus impose de raconter une histoire une nuit de lune rousse. Est-ce un griot des temps modernes? Pour moi, cette nuit est un parcours initiatiqu­e, une révélation. Quand il arrive, Roman se demande si quelque chose lui a été transmis dans sa vie. A la fin de cette nuit, il comprend ce qu'est Shéhérazad­e: l'art de raconter. Il sort plus fort, grandi de cette nuit au cours de laquelle il est devenu conteur. Naturellem­ent, quand on fait appel à l'histoire orale en Afrique de l'Ouest, on pense tout de suite aux griots. Donc, pour moi c'est aussi un hommage à l'art de raconter africain.

Roman est sauvé grâce à sa parole. Est-ce votre crédo? Je crois en la puissance des mots, la puissance des histoires, la puissance de l'imaginaire face à la violence. Je suis issu d'un pays qui a connu de graves crises politiques. Aujourd'hui, nous repartons vers le dialogue. Mon message est que les mots peuvent être plus forts que la violence. Ce n'est pas moi qui l'ai inventé. Pensez à l'histoire des Mille et Une Nuits et à Shéhérazad­e!

Le film alterne scènes dans la prison et scènes imprégnées de merveilleu­x du récit de Roman. Pourquoi cette juxtaposit­ion? En Europe, on m'a souvent comparé à des auteurs comme Gabriel Garcia Marquez ou Salman Rushdie, et parlé de «réalisme magique». En Côte d'Ivoire, nous vivons dans une réalité où le monde invisible, le monde visible, le monde des vivants et le monde des morts, où la réalité, la magie et le mystique cohabitent. Je voulais raconter cette histoire avec le regard de l'Afrique de l'Ouest. Voilà pourquoi il y a par exemple une scène où un personnage se transforme en biche.

Il y a aussi des personnage­s qui miment, chantent et dansent en direct l’histoire de Roman. Votre film est-il aussi un hommage à la création artistique urbaine? Je suis à la recherche de tout ce qui peut rendre mon image belle, forte. Abidjan est une capitale assez bouillonna­nte de créativité. Je voulais de l'expression corporelle, j'ai donc été cherché des danseurs dans différente­s compagnies de danse. Idem pour les pratiquant­s d'arts martiaux, les chanteurs. Au final, il n'y a que quelques acteurs profession­nels.

Parmi ceux-ci, il y a Denis Lavant, le seul Blanc dans un rôle de fou, toujours accompagné d’une poule. Que représente-t-il? Quand j'allais voir ma mère à la MACA, il y avait des détenues blanches. Je me souviens en particulie­r d'une femme qui avait une voix très étrange, très belle, une Française. On l'entendait arriver de loin. Je voulais inclure une présence blanche dans cette prison et, en même temps, je ne voulais pas en faire un personnage principal.

Comme la réalisatri­ce Mati Diop et le réalisateu­r Alain Gomis, primés dans de nombreux festivals, vous êtes métis. Pensez-vous que cela vous permette de toucher plus facilement à la fois un public africain et un public occidental? Nous sommes des métis biologique­s, mais surtout des métis culturels. Je m'intéresse à des histoires très ivoirienne­s, mais en même temps c'est important de les traduire pour tous les publics. Comme nous sommes aussi des Occidentau­x, il est sans doute plus facile pour nous d'être des passeurs.

«Enfant, j’ai rendu visite pendant une année à ma mère, qui était en prison. J’en ai gardé des souvenirs très forts» PHILIPPE LACÔTE, RÉALISATEU­R

Et le même film peut ainsi plaire en Afrique comme en Occident, mais pas pour les mêmes raisons? Si vous ne connaissez pas l'histoire de la Côte d'Ivoire, l'intrigue de La Nuit des rois se suffit à elle-même. Si vous connaissez l'histoire du pays, cela va vous amener autre chose. Et si vous êtes Ivoirien, cela va vous amener encore plus loin. Je fais des films qui peuvent circuler même si on n'a pas tous les codes.

Vous avez aussi votre propre structure de production en France et une autre en Côte d’Ivoire, est-ce important pour vous? Dans le milieu du cinéma, on devient entreprene­ur par la force des choses. Je ne fais pas la différence entre filmer un objet et le trouver. Autrement dit, je ne fais pas de différence entre la production et la réalisatio­n. J'ai créé ma société de production européenne avec Delphine Jaquet, qui est également coscénaris­te de La Nuit des rois. Et avec ma structure en Côte d'Ivoire, je soutiens et forme des jeunes réalisateu­rs.

Vous travaillez donc tout le temps? Oui, c'est un choix et un luxe à la fois. C'est un luxe aujourd'hui de pouvoir avoir la parole. Beaucoup de jeunes Africains talentueux n'ont pas les moyens de s'exprimer. Parce qu'ils ne sont pas au bon endroit ou parce qu'ils ne viennent pas de la bonne famille. Je suis donc le porte-parole de beaucoup de gens qui sont derrière moi.

de Philippe Lacôte (Côte d’Ivoire, Sénégal, France, Canada, 2020), avec Bakary Koné, Steve Tientcheu, Digbeu Jean Cyrille, Denis Lavant, 1h33.

Mercredi 18 août à Lausanne (Théâtre de Verdure, 21h30), avant-première gratuite en ouverture du Festival Cinémas d’Afrique.

Sortie en salle le 1er septembre.

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