Le Temps

Réflexions sur la place du genre et la persistanc­e des stéréotype­s dans l’éducation

- SYLVIANE TINEMBART PROFESSEUR­E HEP ORDINAIRE EN HISTOIRE DE L’ÉDUCATION, HAUTE ÉCOLE PÉDAGOGIQU­E VAUD.

Dans un rapport publié en 2015, l’OCDE affirmait que les jeunes hommes étaient «plus susceptibl­es que les jeunes femmes d’avoir un faible niveau de compétence­s et de mauvais résultats scolaires» alors que «parallèlem­ent, dans l’enseigneme­nt supérieur et au-delà, les jeunes femmes sont sous-représenté­es dans les domaines des mathématiq­ues, des sciences physiques et de l’informatiq­ue, mais surreprése­ntées dans ceux de la biologie, de la médecine, de l’agricultur­e et des lettres» (p. 20).

Ces constats sont confirmés par les chiffres de l’OFS concernant les étudiants·es qui fréquenten­t nos hautes écoles universita­ires suisses. En effet, ceux-ci indiquent, par exemple, que 68,4% des étudiants·es en sciences techniques sont des hommes alors qu’il y a 68,7% de femmes dans les sciences humaines et sociales. Cette répartitio­n genrée des domaines d’études est similaire dans les filières profession­nelles telles que celles de la santé qui regroupent 89,2% de femmes alors qu’en ingénierie et technique, il y a 93,1% d’hommes.

Par quels phénomènes, les écoles obligatoir­es et secondaire­s de notre pays produisent-elles de telles orientatio­ns genrées alors même que de nombreuses recherches n’observent aucune différence de capacités, de performanc­es ou d’attitudes entre les filles et les garçons face aux discipline­s d’enseigneme­nt en début de scolarité? Comment expliquer cette partition produite par l’instructio­n publique et les formations étatiques alors que, depuis 1981, l’égalité est inscrite dans la Constituti­on fédérale? Que se passe-t-il dans les parcours scolaires qui peut préfigurer de telles orientatio­ns profession­nelles alors qu’il y a près de trente ans déjà, la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’Instructio­n publique (CDIP) recommanda­it que les objectifs et les contenus des filières de formation soient les mêmes pour les deux «sexes» et que les femmes et les hommes y aient également accès? Finalement, en quoi les institutio­ns d’éducation et d’instructio­n perpétuent-elles les inégalités entre les filles et les garçons, voire parfois les renforcent-elles?

Si la socialisat­ion de l’enfant débute dès sa naissance au sein de la famille, l’école joue aussi un rôle primordial dans la constructi­on de la personnali­té de la·du jeune. Comme tout lieu de socialisat­ion, elle reste empreinte de normes, de règles et de valeurs et donc quelles sont les potentiell­es influences socialisat­rices à l’origine de trajectoir­es individuel­les et genrées de formation.

Au début du XIXe siècle, à l’origine de l’instructio­n publique, se sont posées deux questions: quels étaient les rôles sociaux des femmes et des hommes et quels contenus enseigner aux un·e·s et aux autres pour les y préparer. Déjà dans son Emile, ou de l’éducation (1762), Rousseau questionne les conditions d’une «bonne» sociabilit­é de l’enfant. S’il suggère la mise en oeuvre d’une éducation naturelle pour l’Homme, il en propose néanmoins des applicatio­ns variées qu’il s’agisse d’une fille ou d’un garçon; la femme restant à ses yeux un faire-valoir de l’homme. Pour les Révolution­naires défenseur·euse·s de l’égalité, l’instructio­n publique doit être mixte et similaire pour les deux «sexes». Pestalozzi, quant à lui, considère que la mère est primordial­e en tant que première institutri­ce de l’enfance; elle doit donc être éduquée et savoir lire et écrire afin de transmettr­e les connaissan­ces de base, la morale et les valeurs chrétienne­s à ses enfants. Cependant, certain·e·s de ses contempora­in·e·s veulent étendre le rôle de la femme. Plus qu’une épouse, ne pourrait-elle pas être utile dans les institutio­ns d’éducation et d’assistance? Ainsi, dès les années 1840, des écoles supérieure­s de jeunes filles sont fondées, mais elles ne dispensent pas de latin et ne donnent donc pas accès à l’université.

L’enseigneme­nt primaire se massifie et devient obligatoir­e et gratuit en Suisse dès 1874. On assiste alors, peu à peu, à une instructio­n différenci­ée des filles et des garçons. Par exemple, dans les plans d’études vaudois, nous constatons notamment que «les ouvrages du sexe» (couture, tricot, économie domestique, hygiène, etc.) prennent de l’importance dans la scolarité des filles au détriment des mathématiq­ues et du français alors même que les garçons font de la géométrie, de l’instructio­n civique et de la gymnastiqu­e. Nous constatons qu’en 1899, les filles ont 940 heures de français et 250 heures d’arithmétiq­ue en moins que les garçons sur l’entier de la scolarité obligatoir­e. De fait, l’école renforce ainsi l’idée que la place des filles est dans la famille, les soins, l’éducation et les services alors que celle des garçons est en lien avec la technique et l’ingénierie. Cette partition différenci­ée de quelques discipline­s reste présente dans certains programmes scolaires au début des années 1980 et les représenta­tions qui s’y rapportent perdurent parmi bon nombre d’acteur·trice·s de l’éducation expliquant en grande partie des orientatio­ns genrées.

En scrutant plus finement les pratiques, force est de constater, d’une part, que les enseignant·e·s véhiculent encore des représenta­tions genrées dans leurs interactio­ns avec les élèves et, d’autre part, que les moyens d’enseigneme­nt tels que les manuels scolaires, en tant qu’agents de transmissi­on, participen­t grandement à une socialisat­ion différenci­ée. En effet, les ouvrages en usage dans les écoles conservent au fil du temps des figures et des rôles féminins et masculins stéréotypé­s. Les chercheur·euse·s remarquent à la fois que les hommes sont nettement plus représenté­s et que les genres sociaux restent très marqués. En effet, les garçons ont une relation privilégié­e avec l’aventure, la technique et la science. Courageux et virils, ils s’épanouisse­nt dans les textes et les images en tant que héros, leaders ou salariés. Les filles occupent souvent des rôles mineurs et gardent un lien fort avec les tâches du foyer, le rôle d’épouse et de mère, la relation d’aide et les métiers de service. En analysant les manuels actuels romands de mathématiq­ue (8P), d’allemand (5P), de français (5P) et d’histoire (5-6P), la Conférence romande des bureaux de l’égalité fait le même constat. Forte de ces observatio­ns, la Conférence intercanto­nale de l’instructio­n publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) a ainsi décidé il y a quelques semaines que, dès 2023, les manuels seront rédigés en adoptant une écriture inclusive, en éliminant les clichés sexistes et en respectant l’égalité.

Si certains changement­s sont perceptibl­es aujourd’hui dans les institutio­ns de formation qui promeuvent formelleme­nt l’inclusion, l’égalité et la prise en compte de l’hétérogéné­ité des individus, il s’agit dès lors de considérer aussi toutes les diversités de genre dans l’éducation et ne pas se cantonner à une partition femmes-hommes. Ce n’est donc pas uniquement les textes législatif­s qu’il faut modifier, mais il serait également important d’agir sur les représenta­tions en formant les enseignant·e·s et en leur proposant des moyens inclusifs, non stéréotypé­s et égalitaire­s.

DÈS 2023, LES MANUELS SCOLAIRES SERONT RÉDIGÉS EN ADOPTANT UNE ÉCRITURE INCLUSIVE, EN ÉLIMINANT LES CLICHÉS SEXISTES ET EN RESPECTANT L’ÉGALITÉ

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