L’Afghanistan, nouveau sanctuaire terroriste?
Des milliers de personnes se massent à l’aéroport pour tenter de fuir la capitale afghane. Alors que les talibans consolident leur emprise, le ministre de l’Intérieur par intérim l’assure au «Temps»: il n’y a rien à craindre du nouveau pouvoir
Dans Kaboul, où les talibans sont de retour, la ruée vers l’aéroport montre que beaucoup d’Afghans ne croient pas aux gages de bonne volonté que les nouveaux maîtres du pays envoient à l’Occident et à la Chine
■ Ceux qui paradent de nouveau à Kaboul s’étaient officiellement engagés à ne plus soutenir ou abriter les ennemis de l’Amérique et de l’Occident. Pourtant, leurs liens avec Al-Qaida semblent toujours bien réels
■ Selon des experts de l’ONU, l’organisation compterait entre 400 et 600 hommes armés, qui continuent d’opérer dans certaines provinces, sous l’oeil des talibans avec qui ils partagent une lecture extrême de l’islam
Partout à travers Kaboul, le vent fait battre les drapeaux blancs, emblèmes des nouveaux maîtres de la ville. Du palais présidentiel, où ils sont pénétrés dimanche, à l’entrée de la Green Zone, qui abrite les représentations étrangères, les talibans font connaître leur présence. Lundi, ils prennent pleinement le contrôle des bâtiments administratifs où siégeait il y a peu «l’administration de Kaboul», du nom dont ils affublaient le gouvernement qui s’est effondré avec le départ en exil du président Ashraf Ghani. Le deuxième jour dans ce nouveau chapitre de l’histoire du pays les voit aussi entrer dans les rédactions. A la télévision comme à la radio, la programmation musicale change.
«Les Américains sont partis comme au Vietnam»
«Nous contrôlons aujourd’hui plus de 70% de la ville, affirme au Temps Haji Ahmad Ali Jan, fraîchement nommé ministre de l’Intérieur ad interim. Il y a encore des quartiers où des escadrons de l’armée refusent de se rendre, mais nous allons résoudre le problème. Quand la stabilité sera revenue, tout recommencera normalement.» Le ministre lui-même le reconnaît: le changement de pouvoir survenu dimanche a été encore plus improvisé que prévu. «Au début, nous avons reçu l’ordre de ne pas entrer dans la ville. Mais, lorsque nous avons vu qu’il y avait un vide de pouvoir, nous avons reçu l’ordre d’y aller afin de protéger les biens des habitants et de mettre la cité en sécurité.»
Les talibans circulent désormais dans la capitale comme s’ils la contrôlaient depuis des années. Ils patrouillent le long des avenues presque désertes à bord de blindés volés à l’armée nationale, et déambulent dans leur costume traditionnel, affublés de leur barbe longue, leur turban et leur kalachnikov. Tout semble sous contrôle.
«Nous sommes très contents d’avoir pu entrer dans Kaboul sans tirer un seul coup de feu», se réjouit un combattant. «Les Américains sont partis comme au Vietnam, ils ont abandonné les Afghans et les ont laissés revenir à la case départ», raconte un autre taliban. «Ceux qui cherchent à partir sont des espions. Mais nous avons reçu l’ordre de notre chef, le mollah Haibatullah Akhundzada, de ne pas faire de mal à qui que ce soit et de laisser chacun vivre en paix. Je pense que les gens devraient saisir cette opportunité qu’il a donnée à tout le monde.»
La Chine et la Russie semblent lundi prêtes à prendre au mot le nouveau pouvoir. Pékin indique vouloir entretenir «des relations amicales» avec lui. Moscou estime, de son côté, que «la situation en Afghanistan et en particulier à Kaboul se stabilise. Les talibans procèdent au rétablissement de l’ordre public.»
Agrippés à la carlingue
La panique existe pourtant bel et bien à Kaboul. Pour beaucoup de citoyens, l’arrivée des militants islamistes est une réalité épouvantable. Ils craignent le pire, alors que les souvenirs du passé sont encore trop vifs. Cette peur est la plus visible à l’aéroport, où se massent des milliers de personnes. Les Etats-Unis, chargés de contrôler la zone, y poursuivent leur opération d’évacuation aux côtés des forces britanniques, françaises ou encore allemandes. Mais lundi, contrairement à la veille, les soldats américains ouvrent le feu. Des tirs proviennent aussi de l’autre côté. Le Pentagone reconnaît que ses hommes ont abattu deux personnes «qui avaient brandi leurs armes d’un air menaçant». Au total, au moins cinq personnes seraient mortes et plusieurs autres blessées.
Dans une immense cohue, chacun veut entrer dans le périmètre de l’aéroport avec l’espoir
«Nous avons reçu l’ordre de notre chef de ne pas faire de mal à qui que ce soit et de laisser chacun vivre en paix» UN TALIBAN À KABOUL
de grimper dans un avion. Beaucoup le font au sens propre, prenant d’assaut les rampes d’accès, escaladant les ailes des avions ou s’asseyant à l’intérieur des réacteurs. Une marée humaine parcourt l’unique piste. Le chaos est tel que, en fin de journée, les rotations sont interrompues par l’armée américaine.
La situation prend un tour de plus en plus tragique, comme en témoignent plusieurs vidéos qui traduisent le désespoir de la foule. C’est d’abord un appareil américain que suivent des centaines de personnes alors qu’il amorce son décollage. Certaines s’agrippent à la carlingue de l’avion. Un autre enregistrement, pris dans un quartier situé dans l’axe de la piste, montre deux silhouettes humaines se détacher du fuselage et dégringoler à travers les airs.
«Ces gens qui cherchent à s’enfuir manquent de respect à la culture et aux valeurs afghanes, ils laissent à la maison des femmes et des enfants pour s’enfuir vers le mensonge que les étrangers leur ont promis. Ils devraient rester ici, dans un pays islamique. Nous sommes les seuls qui pouvons ramener la paix en Afghanistan et instaurer un Etat avec de vraies valeurs islamiques», réagit Haji Ahmad Ali Jan. Et le ministre de l’Intérieur
ad interim l’assure: «Ils n’ont rien à craindre ici. La justice ne va pas les toucher.»
Malgré les paroles du ministre, beaucoup d’Afghans se méfient. «Je ne peux pas croire à ce qui se passe, je suis en état de choc, c’est l’une des pires journées de ma vie, lance une jeune femme qui s’apprête à être évacuée. Je ne crois pas ce que disent les talibans car je sais que je serais en danger si je restais. Les jours difficiles vont arriver ces prochaines semaines, en particulier pour les femmes.» Elle est l’une des rares personnes à oser parler. La plupart des habitants de Kaboul préfèrent se taire et attendre, cloîtrés à la maison. Les nouveaux maîtres de la ville auraient déjà fait irruption dans les logements de cinq journalistes locaux.
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