Le Temps

«Le directeur de la CIA devrait démissionn­er» La débâcle historique de l’OTAN

- PROPOS RECUEILLIS PAR VDG RICHARD WERLY @LTwerly

Pour le chercheur Michael Rubin, l’Afghanista­n représente un échec militaire, mais également «une énorme défaillanc­e du renseignem­ent américain»

«La conquête rapide de l’Afghanista­n par les talibans, à la suite de l’ordre du président Joe Biden de retirer les forces américaine­s, est un désastre stratégiqu­e et, quels que soient les efforts de Biden pour rejeter la faute sur d’autres, elle façonnera son héritage.» Michael Rubin, chercheur à l’American Enterprise Institute, un think tank néo-conservate­ur, ne mâche pas ses mots. Cet ancien fonctionna­ire du Pentagone critique aussi vertement le renseignem­ent.

Les services de renseignem­ent américains prédisaien­t encore la semaine dernière que Kaboul tomberait «dans les 90 jours». Comment ont-ils pu à ce point se tromper? Parleriez-vous d’échec? Oui. L’Afghanista­n représente un échec militaire mais également une énorme défaillanc­e en matière de renseignem­ent. Les analystes en charge de l’Afghanista­n ne sont jamais sortis de leur bulle, ils n’ont jamais vraiment compris l’histoire et la culture afghanes. L’ISI [le renseignem­ent pakistanai­s, ndlr] a par ailleurs manipulé la CIA. Il y a également eu un échec sur le plan du leadership. Les critiques de la CIA parlent souvent de la politisati­on du renseignem­ent autour de la guerre en Irak, mais la réalité est que la CIA déforme souvent ses informatio­ns pour protéger la diplomatie plutôt que de la subvertir. Quel que soit le manque de sincérité des talibans, les dirigeants de la CIA ont refusé de le signaler. Bill Burns, le directeur de la CIA, devrait démissionn­er.

La CIA a été «aveugle», écrivez-vous sur le site 19FortyFiv­e… Non seulement la CIA et d’autres agences de renseignem­ent américaine­s ont largement sous-estimé la vitesse de l’avancée des talibans, mais elles semblent également avoir été aveugles par rapport à l’ampleur des tractation­s politiques que les talibans ont menées à l’approche du retrait américain, et à leur prépositio­nnement militaire pour lancer un assaut quasi simultané sur les capitales provincial­es. Elles semblent avoir ignoré que des gouverneur­s «fantômes» talibans étaient déjà en place, avec leur personnel, pour prendre leurs fonctions dans les provinces. L’assaut des talibans n’est pas la seule offensive qui ait pris la CIA au dépourvu. Il y a un peu moins d’un an, l’Azerbaïdja­n – un pays

qui, comme le Pakistan, abrite une importante communauté du renseignem­ent américain – a pris les Etats-Unis à contre-pied en lançant une attaque surprise contre le Haut-Karabakh. La CIA n’a jamais expliqué cette défaillanc­e des services.

Comment voyez-vous le rôle actuel du renseignem­ent en Afghanista­n? L’ironie est que l’administra­tion

Biden s’est convaincue qu’elle pouvait contenir l’Afghanista­n en s’appuyant sur nos renseignem­ents. Mais toute cette débâcle montre à quel point la CIA est médiocre. Elle est devenue une bureaucrat­ie plus soucieuse de ses propres intérêts et des bénéfices pour ses employés que de l’accompliss­ement de sa mission première.

Que reprochez-vous au président Biden? Biden s’est entiché de la notion de «guerres éternelles» ( forever wars), mais il n’a jamais reconnu qu’il n’y avait aucune différence entre la «guerre éternelle» et les politiques d’endiguemen­t et de dissuasion traditionn­elles. Il a placé la politique de Washington au-dessus du leadership. Les sénateurs changent avec le vent, mais les présidents dirigent. Biden montre qu’il reste avant tout un sénateur. Il dit qu’il a été contraint de concrétise­r le retrait militaire américain d’Afghanista­n en raison des engagement­s pris par Trump, mais c’est absurde. Car après tout, il a bien annulé la constructi­on de l’oléoduc Keystone XL ou celle du mur frontalier avec le Mexique, et la décision concernant l’Afghanista­n était bien plus lourde de conséquenc­es. Le fait que les talibans n’aient pas respecté l’accord lui donnait également une porte de sortie.

La plus puissante alliance militaire du monde a été, vingt ans durant, partie prenante de la guerre américaine en Afghanista­n. L’incapacité à venir à bout des talibans prouve combien sa vision stratégiqu­e du conflit était erronée

L’aveu d’échec le plus cinglant est pour l’heure venu d’Allemagne. Mais Emmanuel Macron est sur la même longueur d’onde: «Le retrait d’Afghanista­n est la plus grosse débâcle de l’histoire de l’OTAN», a tonné lundi Armin Laschet, le candidat chrétien-démocrate à la succession de la chancelièr­e Angela Merkel. Pas question donc, pour les alliés européens des Etats-Unis, d’éluder les graves questions que pose le retour des talibans à Kaboul, vingt ans après leur éviction par une coalition de forces afghanes mise en place et soutenue par Washington, avec le soutien des pays membres de l’Alliance atlantique.

Evacuation des diplomates

Ce mardi, une réunion des ministres des Affaires étrangères de l’Union européenne (UE) se tiendra par visioconfé­rence, d’abord pour coordonner l’évacuation des personnels diplomatiq­ues, et pour tenter de trouver une approche commune à l’explosive question de l’accueil des Afghans qui s’entassent à l’aéroport de Kaboul, transformé en camp retranché gardé par près de 5000 soldats américains. Le secrétaire général de l’OTAN, le Norvégien Jens Stoltenber­g, s’exprimera également devant la presse.

L’échec des Européens en Afghanista­n se résume largement à un acronyme: ISAF, pour Internatio­nal Security Assistance Force, nom donné aux contingent­s multinatio­naux stationnés, à partir de mars 2003, dans les provinces du pays tandis que les Américains ont ouvert un autre front, celui de la guerre en Irak. L’origine de cet effort militaire commun remonte au 12 septembre 2001, lorsque l’OTAN invoque pour la première fois, au lendemain des attentats de New York, son article 5, qui considère tous les alliés comme «agressés» aux côtés des EtatsUnis. Les autres bases juridiques de ce corps expédition­naire sont les résolution­s onusiennes 1386 (20 décembre 2001) et 1510 (13 octobre 2003). La Bundeswehr allemande quadrille bientôt le secteur de Kunduz. L’armée française intervient dans le secteur sous commandeme­nt turc, avec pour mission de sécuriser la vallée de la rivière Surobi. Les Italiens se déploient à Kaboul et Herat, à la frontière avec l’Iran. Les forces britanniqu­es patrouille­nt dans la province de l’Helmand, dans le sud-ouest. Canadiens et Américains verrouille­nt le secteur de Kandahar, place forte pachtoune d’où est parti, en 1994, le mouvement des talibans soutenu par le Pakistan voisin. Au maximum de ses forces, l’ISAF affiche 150000 combattant­s. Même la Suisse, pays neutre, accepte de participer aux opérations à partir de 2004, avec l’envoi de quelques officiers de liaison, retirés d’Afghanista­n en mars 2008.

«La CIA semble avoir ignoré que des gouverneur­s «fantômes» talibans étaient déjà en place pour prendre leurs fonctions» MICHAEL RUBIN, CHERCHEUR À L’AMERICAN ENTERPRISE INSTITUTE

«Nous leur parlions de mission au service de leurs pays. Ils traduisaie­nt cela en privilèges pour leur famille, leurs clans» UN ANCIEN DIPLOMATE DE L’UE CHARGÉ DE LA MISSION DE FORMATION DES POLICIERS AFGHANS

De 2007 à 2016, l’Union européenne dirige aussi une mission d’appui et de formation de la police, Eupol Afghanista­n. Elle comptera jusqu’à 200 formateurs et expatriés, en provenance de 23 Etats membres. Problème: sitôt formés, de nombreux policiers afghans abandonnen­t leur uniforme ou profitent de leurs connexions pour se faire attribuer les postes les moins exposés. «Nous leur parlions de mission au service de leurs pays. Ils traduisaie­nt cela en privilèges pour leur famille, leurs clans voire leurs tribus», déplore un ancien diplomate de l’UE chargé de la mission de formation des policiers afghans entre 2008 et 2010.

L’un des exemples les plus saillants de cet échec européen intervient les 18 et 19 août 2008 dans la vallée d’Uzbin, à une cinquantai­ne de kilomètres au nord-est de Kaboul. Une centaine de soldats français, partis de la base avancée Tora, se retrouvent sur le flanc d’une colline sous le feu de talibans cachés par les habitants du village de Sper Kunday. Vingt trouveront la mort. L’hécatombe est évitée in extremis grâce à l’appui aérien américain.

La valse des bataillons «fantômes»

ur les lieux pour Le Temps, nous visualison­s le piège: les combattant­s talibans contrôlaie­nt les crêtes, des villageois leur servaient de guetteurs, les Français sont combattus comme les Américains. Pire: les armes des militaires tués sont récupérées par les insurgés, comme le montreront des photos de Paris Match. Des poursuites judiciaire­s seront engagées, en France, contre les commandant­s des unités concernées, accusés d’avoir «sous-estimé» l’ennemi. «Nous disposons de caches d’armes un peu partout et nous connaisson­s évidemment bien le terrain, avouera plus tard le commandant des talibans d’Uzbin au journalist­e Eric de Lavarène. Nous étions positionné­s avant qu’ils arrivent. Cent quarante combattant­s bien entraînés. Si la nuit n’était pas tombée, nous les aurions tous tués.» En 2014, Paris rappelle ses troupes après treize années de présence en Afghanista­n. Et sans succès tangible.

Le mandat de l’ISAF s’achève fin 2014. A cette force multinatio­nale succède une autre mission de l’OTAN, «Resolute Support», un contingent de 13000 hommes chargés de la formation de l’armée afghane et composé, pour moitié, de soldats américains. Trois mille cinq cents soldats alliés ont payé de leur vie l’engagement en Afghanista­n. Commence alors la valse des bataillons afghans «fantômes», existants seulement sur le papier, destinés à enrichir leurs commandant­s, tandis qu’une partie de leur équipement est revendue… aux talibans. «L’échec de l’OTAN et des forces internatio­nales est d’avoir laissé à l’ONU la question de la gouvernanc­e, et d’avoir pallié le départ partiel des Américains, qui ont quitté l’Afghanista­n pour mener une nouvelle guerre en Irak. Les Afghans ont été laissés très largement à eux-mêmes, ce qui a permis aux talibans de revenir, en profitant des sanctuaire­s offerts par les services secrets pakistanai­s aux familles de leurs chefs», commentait en juillet dernier le Pakistanai­s Ahmed Rashid, l’un des meilleurs experts de la région. L’Afghanista­n ne pouvait, dès lors, qu’être un cimetière pour l’OTAN.■

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland