Le Temps

Les talibans et Al-Qaida, frères de sang

Officielle­ment, les talibans se sont engagés à ne plus soutenir ou abriter en Afghanista­n les ennemis de l’Amérique et de l’Occident. Mais personne n’en croit un mot

- LUIS LEMA @luislema

C’était en février 2020. Les Etats-Unis de Donald Trump venaient de signer un accord avec les talibans afghans, achevant ce qui apparaît aujourd’hui comme le prélude à la prise de Kaboul par le mouvement fondamenta­liste. A l’époque, l’administra­tion américaine s’enorgueill­issait particuliè­rement de la deuxième partie de cet accord, dans laquelle les talibans s’engageaien­t à ne plus offrir le moindre soutien à l’organisati­on Al-Qaida ou d’autres groupes terroriste­s. Les talibans, dit notamment le texte, doivent «envoyer un message clair» à tous ceux qui représente­nt une menace pour la sécurité des Américains et de leurs alliés. Le message à délivrer? «Votre place n’est pas en Afghanista­n.»

En paroles, les talibans ont respecté leur engagement, du moins sur les réseaux sociaux, lorsqu’ils s’adressaien­t à un «public» occidental. Mais depuis lors, plusieurs témoignage­s et enquêtes ont montré que, avant de signer ce document, ils avaient pris soin de partager les dessous de leur stratégie avec la direction d’Al-Qaida. Une manière de préparer la nébuleuse djihadiste à leurs futures déclaratio­ns dirigées en apparence contre eux.

Admiration décuplée

Ainsi, des documents publics émanant d’Al-Qaida semblent montrer que la portée de ce «message» taliban a été parfaiteme­nt comprise: «Bien sûr, la stratégie des talibans consiste à éviter d’être vus à nos côtés ou à révéler la moindre coopératio­n ou accord entre eux et nous», précisait l’un des chefs du groupe terroriste, Atiyyat Allah al-Libi. En ajoutant: «Leur but est d’éviter une trop grande pression internatio­nale ou régionale.»

Bien plus: Al-Qaida, à son tour, s’était bruyamment félicitée de cet accord, le célébrant (déjà!) comme une victoire décisive, non seulement pour les talibans eux-mêmes, mais aussi pour le djihadisme global. Même si les visées des talibans sont purement nationales, Al-Qaida a toujours manifesté publiqueme­nt un grand «respect» pour la marche des talibans vers l’établissem­ent d’un «émirat islamique». Une admiration qui se trouve sans doute aujourd’hui décuplée du fait de la «victoire» des talibans sur les Etats-Unis, plus de vingt ans après avoir été délogés une première fois de Kaboul, en 2001.

Alors que la raison première de l’invasion américaine de l’Afghanista­n était la lutte contre Al-Qaida et son fondateur, Oussama ben Laden, les talibans peuvent-ils aujourd’hui poursuivre cette «stratégie», et garder intacts leurs liens avec l’organisati­on terroriste? Autrement dit, l’Afghanista­n dominé par les talibans va-t-il redevenir un «sanctuaire» pour les combattant­s d’Al-Qaida?

«Bien sûr, ils vont probableme­nt revenir», répondait sans détour en fin de semaine dernière le secrétaire à la Défense britanniqu­e, Ben Wallace. «Le retrait américain d’Afghanista­n est la meilleure nouvelle reçue par Al-Qaida depuis des décennies», semblait surenchéri­r Nathan Sales, ancien coordinate­ur pour le contre-terrorisme au sein du Départemen­t d’Etat américain sous… la présidence de Donald Trump.

Quelques jours avant la conclusion de l’accord de Doha, des responsabl­es talibans mettaient encore en question la responsabi­lité d’Al-Qaida dans les attaques du 11 septembre 2001. Il y a vingt ans, les dénégation­s étaient du même ordre, les talibans se disant prêts à juger eux-mêmes Ben Laden, à la condition que les Américains leur apportent «des preuves concrètes» de sa culpabilit­é. A l’époque, il est vrai, Al-Qaida disposait de solides arguments en sa faveur, puisqu’elle versait quelque 20 millions de dollars annuels aux talibans afin qu’ils ferment les yeux sur ses activités en Afghanista­n et laissent s’entraîner son «armée» de centaines de combattant­s étrangers dans les camps préparés à leur intention.

Même si l’Al-Qaida d’aujourd’hui est loin d’avoir la même envergure, les liens établis avec les talibans ne se sont guère distendus. Ayman al-Zawahiri, le chef actuel de l’organisati­on, a prêté allégeance aux talibans en 2015, avant de reconnaîtr­e, l’année suivante, leur nouveau chef comme «l’émir des croyants». Malgré l’éloignemen­t de façade, cette «allégeance» n’a jamais été remise en question par l’organisati­on terroriste.

Dans un rapport aux accents prémonitoi­res remis au Conseil de sécurité de l’ONU en mai dernier, des experts internatio­naux mettaient eux aussi en avant les liens étroits qui rapprochen­t toujours les deux groupes. Selon leurs estimation­s, Al-Qaida compterait entre 400 et 600 hommes armés, qui continuent d’opérer dans une bonne partie de l’Afghanista­n (12 provinces sur les 34 du pays) sous la protection des talibans.

Liens difficiles à défaire

Ces liens – nourris par des rencontres auxquelles a participé Al-Zawahiri lui-même – passent par ce que les experts appellent le «réseau Haqqani», du nom du mollah Djalâloudi­ne Haqqani, qui fut un important allié des Américains contre les Soviétique­s dans les années 1980, avant de prendre fait et cause pour Ben Laden. Aujourd’hui, le clan dominé par son fils Seraj, fort de quelque 10000 hommes, est une composante centrale du mouvement des talibans.

Les experts de l’ONU détaillent des liens extrêmemen­t difficiles à défaire avec Al-Qaida: «Des liens d’amitié, une histoire de lutte partagée, une sympathie idéologiqu­e et des liens fréquents d’intermaria­ges.» Une affaire, donc, de compagnons d’armes, de cousins idéologiqu­es et de frères de sang.

«Le retrait américain est la meilleure nouvelle reçue par Al-Qaida depuis des décennies»

NATHAN SALES, ANCIEN COORDINATE­UR POUR LE CONTRE-TERRORISME AU SEIN DU DÉPARTEMEN­T D’ÉTAT AMÉRICAIN

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(STRINGER/KEYSTON/REUTERS) Selon des experts internatio­naux, Al-Qaida compterait entre 400 et 600 hommes armés, qui continuent d’opérer dans une bonne partie de l’Afghanista­n (12 provinces sur les 34 du pays) sous la protection des talibans.
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